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5 juin 2009

"Enfin, c'est fait, la Brinvilliers est en l'air"


"Enfin, c'est fait, la Brinvilliers est en l'air" c'est par cette phrase que Madame de Sévigné débute la lettre qu'elle adresse à sa fille, le vendredi 17 juillet 1676, jour de l'exécution de la célèbre empoisonneuse (1). A l'issue d'un long procès, Marie Madeleine Dreux d'Aubray, marquise de Brinvilliers, avait été condamnée à mort, le 16 juillet 1676, pour avoir empoisonné ses frères et plusieurs membres de son entourage. Depuis son départ de la Conciergerie jusqu'à sa décapitation, place de grève, l'abbé Pirot (2), son confesseur, a relaté toutes les étapes de son supplice (3). Témoignage extrêmement précieux sur le déroulement des rituels d’une exécution :

"En regardant son chapelet, elle me dit : Monsieur, voilà un chapelet que je serais bien aise qui ne tombât pas entre les mains du bourreau; ce n'est pas que je ne croie qu'il en ferait un bon usage, ces gens-là sont chrétiens comme nous, mais enfin j'aimerais mieux le laisser à quelque autre. […]
[6 heures du soir] : Nous nous trouvâmes dans le vestibule de la Conciergerie, entre la cour et le premier guichet, où on la fit asseoir pour la mettre dans l'état où elle devait être pour l'amende honorable. Sitôt que le bourreau (4) lui parla de mettre une chemise parce que l'arrêt portait qu'elle ferait l'amende honorable en chemise, sa pudeur fut alarmée, s'imaginant qu'il fallait la déshabiller pour cela; mais le bourreau la rassura, lui disant qu'on ne lui ôterait rien et qu'on mettrait seulement la chemise par-dessus ses habits. Il lui mit cette chemise, et comme il était d'un côté et son valet de l'autre, je ne pus pendant ce temps-là lui rien dire, elle me jeta seulement quelques œillades pour me marquer combien elle sentait ce qu'il y avait d'ignominieux en ce qui se faisait alors. Quand elle eut la chemise, qui me parut d'une toile assez belle, ni fine ni grosse, et qui l'enveloppait tout entière depuis le col où elle était attachée, jusqu'aux pieds, couvrant tous les habits, on lui releva sa cornette et on la noua par-dessus son manteau. Tout cela fut fait fort proprement par le bourreau, qui lui noua les mains et la ceignit de la même corde; il lui en mit une autre au col pour l'amende honorable, et comme il la voulut mettre nu-pieds pour la même raison, quand il lui ôta ses mules et qu'il lui tira ses bas elle me fit signe de m'asseoir auprès d'elle pour se consoler un peu avec moi de toute l'infamie qu'elle souffrait. […] Le bourreau me dit qu'il faisait porter une bouteille de vin afin qu'on lui en donnât si elle en avait besoin. […]
Nous approchâmes du tombereau où il fallut monter… C'était des plus petits tombereaux qu'on voit dans les rues chargés de gravois, et était très-court et fort étroit; et je doutais qu'il y eût assez de place pour elle et moi. Nous y tinmes pourtant quatre, le valet du bourreau étant assis sur la planche qui le fermait par devant et avait les pieds sur les deux timons où était le cheval, elle et moi nous nous assîmes sur de la paille qu'on avait mise pour en cacher un peu le bois, et le bourreau était dans le fond debout. Elle y monta la première et son dos donnait contre la planche du devant et contre le côté un peu en biais; j'étais auprès d'elle, la serrant pour faire place aux pieds du bourreau, le dos appuyé contre le côté et les genoux pliés avec peine….

[Après une étape à Notre Dame, pour faire amende honorable, le cortège se remet en route]
Ses yeux et son visage ne marquaient que de la contrition, et cela augmenta toujours à mesure que la mort approcha. Je ne puis m'empêcher de rapporter ici qu'en ce moment le bourreau lui dit: Madame, il faut persévérer, ce n'est pas assez d'être venue jusqu'ici, et d'avoir répondu jusqu'à cette heure à ce que vous a dit monsieur (il me marquait en disant cela), il faut aller jusqu'à la fin comme vous avez commencé. Il lui dit cela d'une manière assez humaine et qui me parut chrétienne; j'en fus édifié. Il est vrai qu'elle ne lui répondit mot, mais elle lui fit fort honnêtement un signe de tête comme pour lui témoigner qu'elle recevait bien ce qu'il lui disait, et qu'elle prétendait se soutenir dans l'assiette où il la voyait; il m'avoua qu'il était surpris de sa fermeté. […]
Il se passa encore quelque moment devant que nous passassions du tombereau à l'échafaud, pendant quoi elle eut de quoi beaucoup souffrir; une infinité de peuple assemblé se pressait pour la voir, et une grande partie criait vengeance contre elle, et lui insultait sur son crime. On ne put faire approcher le tombereau de l'échafaud plus près que de trois pas, quelques coups de fouet que donnât sur le peuple celui qui le conduisait assis sur la planche du devant…. Le bourreau était sorti du tombereau pour disposer l'échelle de l'échafaud; elle me regarda d'un visage doux et d'un air plein de reconnaissance et de tendresse, les larmes aux yeux. […]
Dans ce moment on la tira du tombereau. […] Je la vis monter l'échelle avec un air fort libre, le bourreau la conduisant; je la suivis, et comme le bourreau la fit mettre à genoux devant une bûche qui était couchée en large sur l'échafaud, je m'agenouillai à côté d'elle, mais tourné d'une autre manière qu'elle pour lui parler à l'oreille; elle avait le visage tourné du côté de la rivière et moi du côté de l'hôtel de ville, à son côté droit, et c'est où le bourreau me dit de me mettre, ajoutant qu'il m'avertirait quand il faudrait changer de place. […]
Rien ne put l'émouvoir dans tout ce temps; elle voyait une foule de monde assemblée dans la place et aux fenêtres; elle ne vit pas à la vérité le couteau qui la devait frapper, et je ne le vis pas moi-même, je m'imagine qu'il était sous un manteau qui le couvrait sur l'échafaud. Je vis un couperet à un bout de l'échafaud de mon côté, et elle ne put pas le voir parce qu'il était derrière elle, mais elle pouvait se figurer tout cela quoiqu'on lui en sauvât la vue. […] Elle eut une très-grande patience pour souffrir avec une souplesse extraordinaire tout ce que lui fit le bourreau pour la préparer à l'exécution. Il la décoiffa sitôt qu'elle fut à genoux; il lui coupa les cheveux par derrière et aux deux côtés; il lui fit pour cela bien des fois tourner la tête de différentes manières, il la lui mania même quelquefois assez rudement, et cela dura bien une demi-heure. Ce n'est pas que ses cheveux fussent longs, ils étaient très-courts… Elle lui obéit toujours ponctuellement pour se tourner et baisser sa tête, et la relever comme il lui plaisait. Il lui déchira le haut de la chemise qu'il lui avait mise par-dessus son manteau quand elle sortit de la Conciergerie, pour lui découvrir les épaules; il est vrai qu'il fit cela assez adroitement, mais avec beaucoup de lenteur. […]
Le bourreau, qui jusque-là s'était préparé pour l'exécution, me fit signe de la main de me retirer un peu; je jugeai que c'était pour lui donner le coup de la mort; je me retirai seulement de deux pieds, demeurant toujours à genoux, et continuant de lui parler. […] Dans le temps que je lui parlai ou que je la faisais elle même parler, le bourreau assisté de son valet lui préparait la tête à l'exécution; il lui ôta d'abord sa coiffe cornette et son bonnet pour la décoiffer, et j'ai remarqué auparavant qu'elle fut un peu saisie de honte quand elle se sentit décoiffée, mais elle surmonta cela; il lui coupa les cheveux au côté gauche et derrière, et comme il était déjà un peu avancé dans cet appareil, il me dit assez haut :
Dites le Salve, Monsieur. J'achevai pour lors ce que je disais sur la Vierge et ce que je viens de rapporter, et après l'avoir fini j'ai entonné le Salve de la voix la plus forte que je pus… […]
Il se passa bien du temps à tout cela et il y en avait déjà un considérable que le
Salve était fini sans que je m'en fusse aperçu; le bourreau, qui pensait peu à ce que je faisais, me dit : Monsieur, le Salve est dit, il faut dire l'oraison. Je dis tout haut le verset, à quoi quelques gens répondirent, et ensuite l'oraison; après quoi le bourreau me fit lever de ma place pour en prendre une autre. J'avais été jusque-là à genoux au côté droit de madame de Brinvilliers pendant qu'il lui coupa les cheveux du côté gauche et de derrière; il me fit mettre devant elle pour couper ceux du côté droit; je m'agenouillai devant elle, la regardant en face, et son obéissance au bourreau fut toujours la même, tournant la tête comme il voulut et prenant telle situation qu'il lui disait de prendre. […]
Le bourreau achevait de lui couper les cheveux. Cela fait, il me dit de me remettre à ma première place du côté droit de la dame, et je m'y mis; il s'essuya un peu le visage qui était tout en sueur, et il tira de sa poche le bandeau pour lui bander les yeux. Elle ne le voyait pas, ne tournant pas une seule fois la tête d'un côté ni d'autre, pendant qu'elle fut sur l'échafaud, qu'autant qu'il la lui faisait tourner, et ne paraissant nullement inquiète de tout ce qui se préparait. Elle ne vit le bandeau que quand, étant derrière elle, il le lui présenta pour les lui boucher; apparemment elle ne s'attendait pas à cette cérémonie, et comme, dans le détail de ce que je lui avais dit dans la prison que nous ferions sur l'échafaud, je ne lui avais point touché cette circonstance, elle me regarda au moment que ce bandeau lui parut, et me dit tout haut : Monsieur, on me va bander les yeux !
Un coup sourd dont le son frappa mes oreilles c'était le coup que le bourreau lui donna pour lui abattre la tête. Il fit cela si habilement que je ne vis point du tout le couteau passer, quoique j'eusse toujours la vue appliquée à la tête qu'il coupa, et je suis encore à savoir comme est fait cet instrument, que je n'ai jamais vu, ni nu, ni dans le fourreau. Le bruit du coup me parut comme d'un grand coup de couperet qui se donnerait pour couper de la chair sur un billot; je ne vis point que le bourreau tatât le col pour prendre ses mesures et trouver juste l'endroit où il pourrait frapper. Il ne dit rien du tout à madame de Brinvilliers, elle se tenait seulement la tête fort droite il la lui avala d'un seul coup, qui trancha si net qu'elle fut un moment sur le tronc sans tomber. La tête tomba sur l'échafaud fort doucement en arrière, un peu du côté gauche, et le tronc devant, sur la bûche qu'on avait mise devant elle en travers. Le bourreau se tourna de mon côté, s'essuyant le visage et me disant d'abord, comme s'il eût eu de la complaisance pour son adresse : Monsieur, n'est-ce pas là un bon coup ? Je me recommande toujours à Dieu dans ces occasions-là, et jusqu'à présent il m'a assisté; il y a cinq on six jours que cette dame m'inquiétait et je lui ferai dire six messes. Je lui répondis plus de quelques mouvements de tête que de paroles, et tout à l'heure il prit la bouteille qu'il avait fait mettre dans la charrette et en but, me disant qu'il était fort altéré et qu'il l'avait été tout le jour… "


La foule était si grande que l’abbé Pirot fut obligé de rester encore quelque temps sur l'échafaud et finit par descendre avec l'aide du bourreau. Une multitude curieuse restait pour voir la dernière scène. Les archers du guet déblayèrent la place à grands coups de hallebarde et créèrent un vide autour du bûcher, vaste édifice de bois et de paille sur lequel on avait eu soin de verser de l'huile et des résines. Les valets du bourreau, après que l'exécuteur y eut déposé le cadavre de madame de Brinvilliers, y mirent le feu avec de grandes torches préparées à l'avance; ils passèrent la nuit à entretenir le brasier. Vers la pointe du jour, ils recueillirent les cendres pour les jeter à la Seine, tandis que les spectateurs se précipitaient pour ramasser quelques minuscules débris restés sur place.

(1) La femme de lettres, qui a assisté à cette scène du Pont Notre-Dame, poursuit ainsi sa missive : « Son pauvre petit corps a été jeté, après l’exécution, dans un fort grand feu, et les cendres au vent, de sorte que nous la respirerons, et par la communication des petits esprits, il nous prendra quelque humeur empoisonnante, dont nous serons tous étonnés. »
(2) Edme Pirot, né à Auxerre le 12 août 1631, professeur de théologie à la Sorbonne et grand vicaire du cardinal de Noailles, mort le 4 aout 1715.
(3) Le manuscrit original est conservé à la Bibliothèque Nationale (manuscrit français 10982). Publié dans Archives de la Bastille : documents inédits recueillis et publiés par François Ravaisson Mollien, tome IV, Paris, A. Durand et Pedone-Lauriel, 1870, pp.241-268; et Edme Pirot, La marquise de Brinvilliers, récit de ses derniers moments, Paris, A. Lemerre, 1883, 2 volumes.
(4) André Guillaume, exécuteur des arrêts et sentences criminels de la ville, prévôté et vicomté de Paris. Il exerça cet office de 1674 à 1687.

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