Joel Harrington, spécialiste de l’Allemagne des XVIe et XVIIe siècles, professeur d’histoire à l’université Vanderbilt, publie une biographie originale de Frantz Schmidt, bourreau de Nuremberg aux XVIe et XVIIe siècle. Curieux exécuteur qui, en dépit du caractère infâme de ses activités, n’en était pas moins homme d’honneur. Cet ouvrage invite le lecteur à renoncer au regard condescendant que nous portons sur le passé.
Voici, d'une certaine manière, le portrait d'un tueur en
série. De 1578 à 1618, Frantz Schmidt fut le bourreau (et le tortionnaire)
municipal de la prospère Nuremberg. Il exécuta à ce titre 394 personnes, et en
fouetta, marqua au fer rouge ou mutila plusieurs centaines d'autres. Mais sa
vie est aussi une parabole sur l'honneur, le devoir, la quête de sens et la
rédemption.
Le système pénal en vigueur en Europe au début du XVIIe
siècle était sévère et violent, ne plaisantant pas avec le caractère symbolique
et dissuasif du châtiment. Les villes comme Nuremberg avaient besoin de
bourreaux professionnels pour faire face à la criminalité endémique en
administrant aux yeux de tous peines capitales et supplices corporels. L'idée
de condamner les malfaiteurs à de longues périodes de réclusion naîtrait plus
tard. Les hommes du XVIe siècle l'auraient sans doute jugée inutilement
cruelle. Les méthodes d'exécution allaient de la décollation par l'épée (la
plus honorable) à la pendaison (la plus honteuse) ; certaines étaient
relativement rapides et indolores, mais d'autres horribles, comme celle
consistant à maintenir le condamné au sol et à briser ses membres l'un après
l'autre avec une lourde roue de charrette. Ce n'était pas pour autant un monde
de violence aveugle : les châtiments infligés par Schmidt étaient calculés avec
soin par les autorités de la ville, qui allaient jusqu'à fixer le nombre de «
pincements » (morceaux de chair arrachés aux membres avec une pince rougie au
feu) que devaient subir les condamnés sur le chemin de la potence.
Nous pouvons aujourd'hui reconstituer ces pratiques
épouvantables grâce au journal tenu par Schmidt des décennies durant : non pas
un journal intime au sens moderne, mais un compte rendu, généralement laconique
et impersonnel, de tous les tourments qu'il infligea, assorti de menues
précisions sur les crimes commis par les condamnés. Ce document n'est pas
inédit, mais Joel Harrington, en s'appuyant sur une copie presque contemporaine
de l'original et jamais utilisée, est le premier historien à exploiter à fond
les ressources du texte. En essayant de pénétrer dans l'univers mental de
Schmidt, et de peindre un tableau impartial de l'homme et de sa vie. Et c'est
une histoire émouvante.
Tortionnaire et tueur, Schmidt n'en était pas moins un
professionnel hautement qualifié, un luthérien fervent et, chose étonnante pour
un Allemand du XVIe siècle, sobre comme un chameau. A partir des rares indices
disséminés dans les entrées du journal, Harrington dessine la carte mentale des
attitudes du bourreau face aux criminels dont il eut à connaître et face aux
crimes qui le choquaient le plus, comme la trahison ou les mauvais traitements
infligés aux enfants. Schmidt était un homme d'honneur exerçant une profession
fondamentalement déshonorante. Dans la société urbaine d'Allemagne, les
bourreaux étaient un mal nécessaire : les gens respectables n'entretenaient
aucune relation avec eux. C'est tout juste s'ils avaient droit à une sépulture
chrétienne. Et pourtant, comme l'écrit Harrington, toute sa vie Schmidt caressa
un « audacieux rêve d'ascension sociale » : voir sa famille déclarée honorable
et d'autres professions s'ouvrir à ses fils.
C'est en raison d'un terrible revers de fortune familial que
Schmidt se retrouva bourreau. En octobre 1553, le prince Albert II Alcibiade de
Brandebourg-Kulmbach, personnalité orageuse et impopulaire, soupçonna trois
armuriers de la ville de préparer un attentat contre sa personne. Se prévalant
d'une ancienne coutume, il ordonna à un passant infortuné de les exécuter sur
place. Il s'agissait d'Heinrich, le père de Frantz Schmidt. Souillé par cet
acte, il n'eut plus d'autre option que de devenir bourreau. Près de trois
quarts de siècle plus tard, après une vie dédiée au service de la cité, son
fils présenta avec succès une pétition en justice en vue de voir officiellement
rendu son honneur à la famille, et permettre ainsi à ses propres fils
d'embrasser la carrière médicale.
Schmidt était un tueur, mais sa véritable vocation était
celle de guérisseur. Il prétend avoir soigné plus de quinze mille patients à
Nuremberg et dans les environs. Le trait est moins contradictoire qu'il y
paraît : les bourreaux étaient souvent aussi médecins, tirant profit de leur
exceptionnelle connaissance pratique de l'anatomie humaine.
Un tortionnaire sensible ? Harrington entend bousculer les
préjugés moraux du lecteur moderne. Les conseillers municipaux de Nuremberg
prenaient les mesures qu'ils jugeaient nécessaires et légitimes pour maintenir
l'ordre et la paix civile. En notre époque marquée par la multiplication des «
mesures antiterroristes a, il n'est pas sûr que nous ayons des leçons de morale
à leur donner. Qu'aurait pensé Schmidt, lui qui exécuta une poignée de
criminels juifs sans antisémitisme apparent, des camps de la mort ou des autres
tentations génocidaires des XXe et XXIe siècles ?
Ce qui rend difficile le fait d'appréhender l'histoire avec
empathie, c'est de voir les hommes d'autrefois penser et agir d'une façon à nos
yeux moralement inacceptable, tout en reconnaissant en eux, parfois même en
admirant, une conception de la vie moralement cohérente. Harrington nous montre
comment faire.
Cet article de Peter Marshall est paru dans The literary
Review en août 2013.
II a été traduit par Arnaud Gancel (BOOKS n°47 – octobre 2013)
II a été traduit par Arnaud Gancel (BOOKS n°47 – octobre 2013)
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