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13 juin 2012

Le bourreau d’Evreux raconté par une petite fille


En 1903, la Bibliothèque Universelle publiait, sous le titre « impressions d’enfance » (1) les souvenirs de jeunesse d’une modeste veuve, d’origine normande, rédigés quelques années avant son décès, en 1894. On sait d’ailleurs assez peu de choses de M.L. Tyssandier, l’auteur de ces mémoires. Sinon qu’elle était née dans l’Orne, en 1828, d’un père qui avait servi dans l’armée, sous Napoléon, et d’une mère qui avait tenu une petite mercerie avant d’être engagée comme infirmière à la prison d’Evreux. Pourtant tout est vrai dans ce récit, vivant et élégant, qui révèle un véritable talent pour l’écriture. Durant son enfance, madame Tyssandier à vécu plusieurs années dans la vieille maison d’arrêt d’Evreux où sa mère disposait d’un petit logement de fonctions. Observatoire unique, inattendu, pour une fillette curieuse et sensible, à l’âge de l’innocence, qui allait pourtant la mettre en présence de la guillotine et du bourreau.

Les évènements rapportés dans l’extrait que nous publions se sont déroulés dans les années 1835-1840. A cette époque, l’exécuteur du département de l’Eure était Amand (ou Armand) Leroy. Né à Pont-l’Evêque le 2 août 1789, de Michel-Jean Leroy, bourreau de Caudebec, et de Marie-Cécile Jouenne, il avait été marié deux fois. D’abord, en 1817, avec Elisabeth-Louise-Emilie Férey, fille d’André-Thomas Ferey, exécuteur d’Evreux, et d’Elisabeth-Félicité Ferey, qui mourut prématurément un an après ses noces. Puis, en 1824, avec Olympe-Eléonore Lacaille, fille de Charles Lacaille, exécuteur de Coutances, et de Marie-Elisabeth Jouenne. Il n’avait eu aucun enfant de ces deux unions. Amand Leroy avait débuté ses fonctions comme adjoint de l’exécuteur de Caudebec, puis de celui de Caen, avant d’arriver à Evreux, vers 1814, pour seconder André-Thomas Férey, dont il ne tarda pas à épouser la fille. Dix ans plus tard, en 1824, il succéda à son beau-père comme exécuteur du département de l’Eure et conserva ce poste jusqu’en 1844. On ignore ce qu’il devint ensuite.

Crime et échafaud

« Dans un grand cabinet au fond de notre cuisine, il y avait le long du mur un amas de poutres et de planches, rangées avec ordre, sur lesquelles je faisais asseoir mes poupées quand je voulais jouer à l’école. J'étais la maîtresse, naturellement. J'apprenais à lire à mes deux élèves en carton; mais, comme elles restaient muettes à toutes mes interrogations, j'étais obligée de leur souffler depuis A jusqu’à Z. Je montais sur leurs bancs pour les gronder de plus près; et par esprit d'imitation, peut-être par un naïf et injuste sentiment de vengeance, je les battais quelquefois, étant moi-même frappée en classe plus souvent qu'a mon tour. Les bois où je grimpais ainsi et où je jouais le plus tranquillement du monde, c'étaient les bois de la guillotine.
 Plus tard, quand la réflexion m'est venue, j'ai souvent frémi de ce contact ancien. Mais l'échafaud démonté avait une apparence inoffensive, il était de la maison, il faisait partie de mon existence : il fut pour moi, pendant des années, l'ami de toutes les heures, avant de devenir un objet de terreur et de dégoût.
 Ma mère m'avait défendu de toucher à une grande corbeille, couverte d'une bâche bien ficelée. « – Qu'est-ce qu'il y a là-dedans ? » lui avais-je demandé une fois.
 Elle m'avait répondu : « – C'est le couteau. » Quel couteau, je n'en savais rien; et si je l'avais interrogée, ce que je ne me rappelle pas, elle s'était gardée de me renseigner.
 Je voyais venir à la prison, les jours de pilori, un petit homme grisonnant, l'air très doux, que ma mère appelait M. Amand; et je lui trouvais bonne figure. On disait en parlant de lui : « le bourreau. » Je fus un certain temps à me rendre compte de la redoutable mission qu'il tenait de la justice. A cette époque, chaque cour d'assises avait son exécuteur. Dans notre ville, tout le monde connaissait le bourreau; personne ne le fréquentait. Ceux qui avaient affaire à lui dans le service des prisons pouvaient seuls apprécier son caractère et essayer de vaincre en eux le préjugé. N'ayant pas d'enfants, il élevait une petite nièce qui devint un peu ma camarade. Je la recherchais, parce qu'elle était bonne et surtout parce qu'on la fuyait. J'allais même quelquefois la visiter chez son oncle. Le bourreau demeurait dans une gentille maisonnette, près du Pont-Saint, à l'entrée de la rue aux Bouchers. Je le vois encore, avec sa casquette melon et sa mise soignée de petit bourgeois. A la promenade, on le rencontrait toujours seul. C'était un amateur de pêche. Ayant des loisirs et des goûts tranquilles, il passait des après-midi sur l'avenue de Cambolle, au bord de la rivière, avec une ligne à la main.
J'étais familiarisée depuis longtemps avec les bois de notre cuisine et je ne comptais plus les parties que j'y avais faites, quand j'appris tout à coup leur destination sanglante. J'avais alors de huit à neuf ans. On allait exécuter prochainement un homme qui avait assassiné sa femme (2). Je me glissais quelquefois, derrière un gardien, dans le couloir conduisant à la chambre des fers; et, quand la porte s'ouvrait, j'apercevais, enchaîné au pied de son lit de camp, celui qui attendait la mort. Il était dans la force de l'âge. Je savais qu'on lui couperait le cou parce qu'il avait tué sa femme, et les gardiens avaient dit un soir devant moi : « C'est probablement pour samedi ; les quarante jours sont passés. »
Ainsi on allait décapiter un homme qui était là en pleine vie; on allait le tuer froidement. Sur l'échafaud, disait-on, sur mes planches à moi montées en reposoir, il allait avoir la tête tranchée, avec le couteau de la corbeille. Et par qui, grand Dieu ! par M. Amand, ce petit homme très doux, qui ne m'avait jamais embrassée, mais qui me disait si gentiment bonjour en imposant sa main sur mes cheveux.
 J'eus, ces soirs-là, dans l'obscurité de notre chambre, encore plus peur que de coutume, et des visions de supplices hantèrent mon sommeil. Le jour, dans la cuisine, j'évitais d'ouvrir la porte du cabinet où étaient les bois de justice ; mais, malgré moi, mon imagination me les représentait, et je voyais, tout au fond, à travers le mur blanc, leur grande tache d'ombre.
Le samedi matin, les valets vinrent chercher la guillotine (3). Tout le monde avait le frisson et parlait du « malheureux » en baissant la voix. Je demandai à un gardien devant la porte des fers : « Est-il averti ? - Pas encore, me dit-il. Le procureur du roi va venir…. et le bourreau.» Ils arrivèrent une heure ou deux après. En Les apercevant, je courus me cacher au bout de notre couloir; puis, ne pouvant tenir en place, je revins dans la cour, où il n'y avait plus personne. C'était une radieuse matinée de septembre. Je ne sais quel besoin d'espace m'attira, ou par quel vertige de curiosité je fus entraînée : mais je voulus sortir, voir, me mêler à la foule houleuse que j'entendais passer comme un flot au pied de nos murailles. Prétextant une commission, je me fis ouvrir, par le père Crétois, la porte de la rue, pendant que, dans la chambre des fers, M. Amand présidait à la dernière toilette du condamné.
 On guillotinait alors sur le grand carrefour, en pleine lumière, devant les gens de la ville et ceux de la campagne, pour l'exemple, disait-on. J'allai vers la place du marché. Il y avait de l'animation comme un jour de foire. Paysans, ouvriers, bourgeois emplissaient la rue. De la foule émergeaient les grands bonnets des fermières et quelques parapluies de cotonnade rouge, ouverts contre le soleil. Des musiques d'orgues de Barbarie, des chants de complaintes arrêtaient les passants devant le vieux pignon des Halles; des estropiés, étalant leurs misères, demandaient l'aumône. Les fenêtres des maisons étaient garnies de curieux.
En approchant du carrefour, j'aperçus, dans le fond de la place, la guillotine. Je me glissai entre les groupes, et je vis de plus près, plantés droit sur l'estrade, les deux énormes montants de bois, rejoints en haut par un large couperet. J'avais peine à reconnaître ces amis silencieux de ma captivité, ces camarades endurants de mes jeux, tant ils m'apparaissaient terribles à cette heure, dans leur attitude nouvelle. Je distinguais une lunette, une planche à bascule… Mais ce qui me frappait surtout, ce qui donnait pour moi la forme à cette chose inconnue, c'étaient, de chaque côté de la lame luisante, les deux énormes bras de bois levés vers le ciel.
On entendit un brouhaha, des soldats firent ranger le monde le long des maisons ; puis, ce fut un grand silence, et le cortège arriva : une charrette allant au pas, dans une escorte de gendarmes à cheval.
Les voilà au pied de l'échafaud. J'y vois monter M. Amand, en costume noir, pendant que le condamné descend de voiture, tête nue, la chemise entr'ouverte, les mains liées derrière le dos, accompagné d'un prêtre qui élève, à hauteur de son front, un grand crucifix. L'homme monte, chancelant, soutenu par un aide et par l'aumônier qui lui parle sans doute de pardon et de vie éternelle. M. Amand déplie un grand mouchoir et l'étend en serviette sur le plastron de sa chemise. Il s'apprête…. L'horreur me saisit je voudrais m'enfuir et mes jambes défaillent. Alors, je m'assieds par terre, et je me couvre la figure avec mon tablier relevé par-dessus ma tête.
 Combien de temps je restai ainsi, accroupie sur le bord d'un trottoir, les coudes sur les genoux, la face voilée dans mes deux mains, je ne sais. Il s'était peut-être écoulé une demi-heure quand une femme, me touchant à l'épaule, me demanda :
– Qu'est-ce que tu attends là, ma petite ?
Eveillée de ma stupeur, je lui réponds :
– Je ne veux pas voir couper le cou !
–  Mais il y a longtemps que c'est fini, me dit-elle.
 Alors je me lève, je rabaisse mon tablier, je rouvre les yeux. Le monde s'était dispersé, le grand carrefour était presque vide; on avait déjà démonté la guillotine, et je ne vis plus, à la place de l'échafaud, entre les quatre pierres qui en marquaient les angles, qu'une large tache de sang. Je revins à la prison, toute défaite. Dans la Grand’rue ensoleillée, les auberges étaient pleines de bruit; les paysans, remis de leur émotion, déjeunaient gaiement et choquaient leurs verres. En rentrant, je trouvai maman inquiète. Elle me gronda fort ; puis, me voyant si troublée, elle se radoucit et ne me parla plus de mon escapade.
L'échafaud détrôné reprit dans notre logement sa place accoutumée. Mais il avait cessé d'être mon ami. Je voyais dans sa charpente le corps disloqué d'un instrument barbare, et jamais je ne remontai sur ces planches, éclaboussées du sang des misérables.
 Je fuyais aussi M. Amand et je ne comprenais pas qu'il eût choisi un si vilain métier. J'ignorais que le pauvre homme avait trouvé dans son berceau cette condition sanglante. Fils, petit-fils, neveu, cousin d'exécuteurs, Amand Leroi était devenu le gendre de Férey, le bourreau d'Evreux, et lui avait succédé sans la moindre vocation pour son état. Un jour, il confia à ma mère qu'il n'était pas partisan de la peine de mort.
– Notre métier s'en va, disait-il, et ce n'est pas dommage. On a déjà, depuis que j'exerce, aboli la marque et le carcan ; on parle de supprimer l'exposition publique. Vous verrez qu'on finira par supprimer le bourreau…. Les choses n'en iront pas plus mal.
Il souhaitait sans doute que la fonction durât autant que lui, car il eût difficilement trouvé un autre état. Avec un traitement de 2400 livres, il vivait heureux dans sa petite maison de la rue aux Bouchers, surtout quand il n'avait rien à faire. Tous les trois mois, après chaque session d'assises, on dressait le pilori pour y exposer les condamnés au bagne et quelques autres. Mais la guillotine se reposait ordinairement pendant plusieurs années. Quand le jour d'une exécution approchait, M. Amand en était malade. Sobre d'habitude, il buvait à l'excès, le matin, pour se donner du ton, et il titubait presque en marchant dans le cortège, les mains appuyées sur l'arrière de la charrette qui conduisait le condamné au supplice. J'ai entendu dire que, son œuvre terrible étant accomplie, il avait en rentrant chez lui un accès de fureur : sans faire de mal aux personnes, il se ruait sur les choses, bousculait les meubles, brisait la vaisselle, par une sorte de détente nerveuse. Le lendemain, il reprenait sa ligne, tout son attirail de pêche, et doucement s'en retournait au bord de l'eau promener sa solitude.

En grandissant à la prison, en prenant conscience du milieu où je vivais, je devins de plus en plus peureuse. Quand je passais le soir devant le « cabanon, » si je savais qu'il y eût un cadavre, je faisais un écart comme un cheval affolé par une ombre.

[…] Un pensionnaire difficile à garder, c'était le fameux Frendzell, un de ces héros d'aventures qui ont le génie de l'intrigue et de la transformation. Né en Bavière, domestique d'un prince français en Algérie, secrétaire d'un cardinal à Rome, séminariste à Evreux, ce laquais devenu abbé exploita les presbytères et les couvents, joignit aux escroqueries les vols audacieux, se tira maintes fois des mains de la justice et finit par être arrêté aux environs de notre ville (4). On l'amena à la prison. C'était un jeune homme d'apparence distinguée, bien vêtu, avec de grands cheveux blonds soigneusement peignés. Son visage avait une douceur hypocrite. […]
Ce singulier personnage resta presque un an dans notre prison. L'instruction était longue, dans toutes les villes par où il avait passé, à l'étranger comme en France. Lorsqu'il comparut devant la cour d'assises, je le vis aller à l'audience entre deux haies de gendarmes. On l'entourait de précautions inusitées, non pas qu'il eût commis de gros crimes, mais parce qu'il était renâré, comme disait maman, et qu'il aurait pu prendre la clef des champs. Après de longs débats, Frendzell, condamné à vingt ans de travaux forcés, fut ramené évanoui dans les bras d'un gendarme. Sa cravate bleu de ciel pendait correctement sur un gilet cramoisi. Même dans ses syncopes, il ne dérangeait rien à sa toilette; et d'aucuns, qui l'avaient vu tomber avec grâce, prétendaient que c'était encore une ruse de guerre.
Deux mois après, il fut conduit au pilori. Comme pour les exécutions, on dressait un échafaud sur le grand carrefour ; un poteau remplaçait la guillotine, et les condamnés restaient pendant une heure exposés au-dessous d'un écriteau qui disait leurs noms et leurs mérites. Ce jour-là, Frendzell avait revêtu une soutanelle de drap fin. Il donna le spectacle à la foule et ceux qui le gardaient nous racontèrent, au retour, qu'il avait prononcé un sermon éloquent sur la nécessité de la vertu. Cette exhibition de condamnés a été abolie depuis lors ; mais la curiosité mauvaise ou inconsciente peut encore se repaître en d'assez tristes tableaux !  Théobald Frendzell fut réintégré dans la chambre des fers, où il resta jusqu’à son départ pour le bagne. »

J.-J. J.

(1) Bibliothèque Universelle et Revue Suisse, Tome XXXII, Lausanne, 1903, pp.300-319.

(2) Pierre-Aimé Pinel, 30 ans, filassier, demeurant au village de Giverville (Eure). Marié depuis une dizaine d’années à Marie-Clotilde Cauvin, plus âgée que lui, qu’il n’aimait pas et avec laquelle il vivait en très mauvaise intelligence. Le 25 décembre 1836 on retrouva le corps de cette dernière, sur une mare gelée, couvert de contusions. L’autopsie démontra qu’elle avait été à la fois étranglée et noyée. De multiples preuves et des témoignages, notamment celui du jeune fils du couple qui déclara « c’est papa qui a tué maman »,attestèrent la culpabilité de Pinel. Il fut condamné à mort le 22 juillet 1837.

(3) L’auteur commet une légère erreur. En réalité l’exécution eut lieu un vendredi. Précisément le 15 septembre 1837, à midi, sur la place du grand carrefour d’Evreux. A noter que deux journaux de Rouen, Le Mémorial et L’Echo, avaient rapporté, sur la foi d’une information erronée, que l’exécution de Pinel s’était déroulée le 23 août, en soirée, à la lueur des flambeaux.

(4) Il fut arrêté au début du mois de décembre 1839.