6 juin 2010

Bonaparte et la guillotine


Il y a un mois nous avons évoqué les multiples difficultés qui précédèrent, en 1831, le choix d’une nouvelle place consacrée aux exécutions parisiennes. Ce n’était pas la première fois que l’administration cherchait à éloigner la guillotine de la place de Grève pour lui affecter un autre emplacement. Ainsi, en novembre 1803, Nicolas Frochot, premier préfet de la Seine, signa un arrêté affectant la place récemment créée devant l’église Saint-Sulpice comme nouveau lieu des exécutions. On ne sait pas ce qui avait inspiré cette décision qui, apparemment, avait été prise sans consulter les autorités. L’initiative suscita aussitôt de vives réactions et, le 23 novembre, Louis-Nicolas Dubois, préfet de police de Paris, Charles de Pierre, curé de Saint-Sulpice et Pierre-Simon de Laplace, chancelier du Sénat, s’accordèrent pour réclamer au ministre de l’intérieur l’abrogation de cet arrêté. D’autant qu’on annonçait une exécution imminente. Jean-Antoine Chaptal en référa immédiatement à Napoléon Bonaparte, Premier Consul, qui trancha en faveur des pétitionnaires.

Voici la lettre que le ministre de l’intérieur adressa au préfet Frochot afin de lui signifier qu’en haut lieu on s’opposait formellement à ce changement inopportun. Et l’arrêté fut annulé.

« Lettre du ministre de l'Intérieur au citoyen Frochot, préfet du département de la Seine, frimaire an XIII.

Le chancelier du Sénat conservateur, le conseiller d'Etat Préfet de police et le curé de la paroisse Saint-Sulpice, citoyen Préfet, m'ont, dans le même jour, adressé des observations sur l'avis qui leur a été donné que la place nouvellement ouverte an avant de l'église-Saint-Sulpice venait d'être, par vous, indiquée pour le lieu d'exécutions des jugements rendus par le Tribunal criminel.

Le chancelier me fait observer que le Sénat conservateur verrait bientôt s'évanouir le fruit qu'il commence à recueillir des soins qu'il se donne pour ranimer, autant qu'il est en lui, un faubourg intéressant par son étendue, sa situation et ses édifices, si le projet dont il s'agit était adopté.

Le conseille d'Etat Préfet de police me fait de son côté remarquer que les exécutions occasionnent toujours des rassemblements qu'il est bon de surveiller et que, sous ce rapport, la mesure qui donne lieu à sa lettre n'auraient pas dû être prise sans le concours de l'autorité chargée de veiller au bon ordre, à la sûreté et à la tranquillité publique. Il ajoute que la place Saint-Sulpice et d'autant moins convenable à ces exécutions qu'elle a peu d'issues et que les rues qui y aboutissent sont généralement étroites, que, d’un autre côté, les Consuls en allant présider le Sénat pourraient rencontrer les condamnés conduits au supplice et qu'ils seraient alors obligés de s'arrêter ou de revenir sur leurs pas.

Le curé de Saint-Sulpice m’expose à son tour combien il serait inconvenant et affligeant pour les habitants de sa paroisse d'être obligés de passer devant des suppliciés et leur exécuteur, chaque fois qu’il y aura dans une famille un mariage, un baptême ou un convoi, ce qui arrive journellement. Que d'ailleurs, personne ne voudra bâtir sur une place destinée à un spectacle aussi triste, ni habiter aux environs, en sorte que le faubourg Saint-Germain, loin de se raviver, sera plus que jamais abandonné.

Indépendamment, citoyen préfet, de ces considérations, déjà assez puissantes pour faire rapporter la décision qui affecte la place Saint-Sulpice aux exécutions, je vous fais observer qu'il est toujours impolitique et souvent dangereux de changer d'anciens usages consacrés par le temps. Les habitants de la place de Grève et des environs ne peuvent se plaindre d'avoir devant leurs maisons le spectacle des exécutions, parce que cette place y est affectée depuis plusieurs siècles et que, par conséquent, soit en acquérant des propriétés soit en y prenant des logements, ces habitant ont toujours su qu'ils auraient cette sorte de servitude, tandis que ceux du faubourg Saint-Germain qui ont déjà éprouvé des pertes énormes par les circonstances de la Révolution, seraient parfaitement fondés à réclamer contre une innovation aussi contraire à leur intérêt que désagréable à leur vue. D'ailleurs le but qu'on se propose dans l'exécution des jugements criminels serait manqué, si cet affligeant spectacle était éloigné du centre d'une cité populeuse pour aller attrister un quartier paisible, qui n'a pas besoin d'un tel exemple.

Je vous préviens donc, citoyen préfet, que le Premier Consul, auquel j'en ai référé, n'approuve aucun changement dans le lieu des exécutions, ni dans la dénomination de la place où elles se font depuis un temps immémorial, et que son intention est au contraire que les choses restent ce qu'elles étaient avant la décision que vous paraissez avoir prise pour porter ces exécutions à la nouvelle place Saint-Sulpice.

Je vous fais au surplus observer que si des motifs puissants, dont j'aurais dû être informé, avant qu'il fût pris un parti, avaient nécessité quelques changements, l'emplacement de l'ancien Grand Châtelet m'eût paru plus convenable que celui dont vous aviez fait choix.

J'ai l'honneur de vous saluer » (1).

(1) Archives Nationales, F/13/507.



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