26 octobre 2013

Le bourreau loyal



Joel Harrington, spécialiste de l’Allemagne des XVIe et XVIIe siècles, professeur d’histoire à l’université Vanderbilt, publie une biographie originale de Frantz Schmidt, bourreau de Nuremberg aux XVIe et XVIIe siècle. Curieux exécuteur qui, en dépit du caractère infâme de ses activités, n’en était pas moins homme d’honneur. Cet ouvrage invite le lecteur à renoncer au regard condescendant que nous portons sur le passé.


   Voici, d'une certaine manière, le portrait d'un tueur en série. De 1578 à 1618, Frantz Schmidt fut le bourreau (et le tortionnaire) municipal de la prospère Nuremberg. Il exécuta à ce titre 394 personnes, et en fouetta, marqua au fer rouge ou mutila plusieurs centaines d'autres. Mais sa vie est aussi une parabole sur l'honneur, le devoir, la quête de sens et la rédemption.

   Le système pénal en vigueur en Europe au début du XVIIe siècle était sévère et violent, ne plaisantant pas avec le caractère symbolique et dissuasif du châtiment. Les villes comme Nurem­berg avaient besoin de bourreaux professionnels pour faire face à la criminalité endémique en administrant aux yeux de tous peines capitales et supplices corporels. L'idée de condamner les malfaiteurs à de longues périodes de réclusion naîtrait plus tard. Les hommes du XVIe siècle l'auraient sans doute jugée inutilement cruelle. Les méthodes d'exécution allaient de la décollation par l'épée (la plus honorable) à la pendaison (la plus honteuse) ; certaines étaient relativement rapides et indolores, mais d'autres horribles, comme celle consistant à maintenir le condamné au sol et à briser ses membres l'un après l'autre avec une lourde roue de charrette. Ce n'était pas pour autant un monde de violence aveugle : les châtiments infligés par Schmidt étaient calculés avec soin par les autorités de la ville, qui allaient jusqu'à fixer le nombre de « pincements » (mor­ceaux de chair arrachés aux membres avec une pince rougie au feu) que devaient subir les condamnés sur le chemin de la potence.
   Nous pouvons aujourd'hui reconstituer ces pratiques épouvantables grâce au journal tenu par Schmidt des décennies durant : non pas un journal intime au sens moderne, mais un compte rendu, généralement laconique et impersonnel, de tous les tourments qu'il infligea, assorti de menues précisions sur les crimes commis par les condamnés. Ce document n'est pas inédit, mais Joel Harrington, en s'appuyant sur une copie presque contemporaine de l'original et jamais utilisée, est le premier historien à exploiter à fond les ressources du texte. En essayant de pénétrer dans l'univers mental de Schmidt, et de peindre un tableau impartial de l'homme et de sa vie. Et c'est une histoire émouvante.
   Tortionnaire et tueur, Schmidt n'en était pas moins un professionnel hautement qualifié, un luthérien fervent et, chose étonnante pour un Allemand du XVIe siècle, sobre comme un chameau. A partir des rares indices disséminés dans les entrées du journal, Harrington dessine la carte mentale des attitudes du bourreau face aux criminels dont il eut à connaître et face aux crimes qui le choquaient le plus, comme la trahison ou les mauvais traitements infligés aux enfants. Schmidt était un homme d'honneur exerçant une profession fondamentalement déshonorante. Dans la société urbaine d'Allemagne, les bourreaux étaient un mal néces­saire : les gens respectables n'entrete­naient aucune relation avec eux. C'est tout juste s'ils avaient droit à une sépulture chrétienne. Et pourtant, comme l'écrit Harrington, toute sa vie Schmidt caressa un « audacieux rêve d'ascension sociale » : voir sa famille déclarée honorable et d'autres professions s'ouvrir à ses fils.
   C'est en raison d'un terrible revers de fortune familial que Schmidt se retrouva bourreau. En octobre 1553, le prince Albert II Alcibiade de Brandebourg-Kulmbach, personnalité orageuse et impopulaire, soupçonna trois armuriers de la ville de préparer un attentat contre sa personne. Se prévalant d'une ancienne coutume, il ordonna à un passant infortuné de les exécuter sur place. Il s'agissait d'Heinrich, le père de Frantz Schmidt. Souillé par cet acte, il n'eut plus d'autre option que de devenir bourreau. Près de trois quarts de siècle plus tard, après une vie dédiée au service de la cité, son fils présenta avec succès une pétition en justice en vue de voir officiellement rendu son honneur à la famille, et permettre ainsi à ses propres fils d'embrasser la carrière médicale.
Schmidt était un tueur, mais sa véritable vocation était celle de guérisseur. Il prétend avoir soigné plus de quinze mille patients à Nuremberg et dans les environs. Le trait est moins contradictoire qu'il y paraît : les bourreaux étaient souvent aussi médecins, tirant profit de leur exceptionnelle connaissance pratique de l'anatomie humaine.
   Un tortionnaire sensible ? Harrington entend bousculer les préjugés moraux du lecteur moderne. Les conseillers municipaux de Nuremberg prenaient les mesures qu'ils jugeaient nécessaires et légitimes pour maintenir l'ordre et la paix civile. En notre époque marquée par la multiplication des « mesures antiterroristes a, il n'est pas sûr que nous ayons des leçons de morale à leur donner. Qu'aurait pensé Schmidt, lui qui exécuta une poignée de criminels juifs sans antisémitisme apparent, des camps de la mort ou des autres tentations génocidaires des XXe et XXIe siècles ?
  Ce qui rend difficile le fait d'appréhender l'histoire avec empathie, c'est de voir les hommes d'autrefois penser et agir d'une façon à nos yeux moralement inacceptable, tout en reconnaissant en eux, parfois même en admirant, une conception de la vie moralement cohérente. Harrington nous montre comment faire.

Cet article de Peter Marshall est paru dans The literary Review en août 2013. 
II a été traduit par Arnaud Gancel (BOOKS n°47 – octobre 2013)

Joel F Harrington, The Faithful Executioner, Life and Death, Honour and Shame in the Turbulent Sixteenth Century, The Bodley Head, 2013, 320 pp.

1 mai 2013

Agressions contre le bourreau de Lyon (1738-1740)



   Guy Peillon, auteur de plusieurs ouvrages sur Mandrin et les contrebandiers, vient de nous communiquer un document très intéressant trouvé au cours de ses recherches. Nous l’en remercions. Il s’agit d’un ensemble de plusieurs lettres du procureur du roi de Lyon donnant de curieux détails sur une série d’agressions, parfois violentes, dont fut victime le bourreau de Lyon entre 1738 et 1740. Précieux témoignage sur l’existence précaire et dangereuse des exécuteurs de justice sous l’ancien régime.

A Lyon, le 5 février 1738

    Sur ce qui a été remontré par le Procureur du Roi, qu'au préjudice des défenses portées par nos différents jugements faites à toutes personnes d'insulter, d'attaquer, ni maltraiter l'exécuteur de la haute justice de cette ville, ni les siens, lorsqu'ils viennent dans ladite ville, ni dans la maison dudit exécuteur, sise à la Madeleine au faubourg de la Guillotière, et notamment par sentence rendue en la Chambre criminelle le 6 février 1738.
    Néanmoins Jean Ascena, actuellement exécuteur, a été depuis quelques temps insulté et attaqué par la populace de cette ville, entre autre les dimanche et fêtes que le public va se promener audit faubourg de la Guillotière et passant devant la maison dudit exécuteur, ces personnes de la lie du peuple se donnent la licence de jeter des pierres contre la maison et dans le jardin dudit exécuteur, d'heurter et frapper à sa porte jusqu'à vouloir l'enfoncer. Dans laquelle maison cette populace effrénée (lorsqu'elle vient de boire) voulait entrer et porter leurs excès et insultes et accabler ledit exécuteur et les siens, auxquels elle ne manquerait pas de faire un mauvais parti.
    D'ailleurs ledit Procureur du Roy est informé que l'on insulte et maltraite aussi les gens de la maison dudit exécuteur lorsqu'ils viennent en cette ville pour les affaires et besoins particuliers; et depuis peu de jours dans une maison située rue Jérusalem, au quartier de la place de Louis le grand, tous les gens qui occupent cette maison, leurs ouvriers et domestiques, à eux joints des garçons charpentiers qui demeurent au bas d'icelle, se ruèrent sur la nommée Marie Disse que ledit exécuteur avait envoyé retirer du linge chez une couturière demeurant dans ladite maison, parce qu’ils reconnurent avoir vu ladite Disse dans la maison dudit exécuteur, lui dirent rouler les escaliers en l'accablant à coups de pied et de poings, même lesdits garçons charpentier ou menuisier la frappèrent à coups de bâtons.
Comme il est de l'intérêt de la justice de réprimer cette licence publique et d'arrêter le cours de ces entreprises ledit procureur du Roi requiert que votre jugement du 6 février 1738 sera exécuté selon sa forme et teneur et en conséquence faire nouvelles défenses à toutes personnes d'insulter, d'attaquer, ni maltraiter l'exécuteur de la haute justice, ni les siens, soit en cette ville, soit audit faubourg de la Guillotière, et pour prévenir les suites fâcheuses que de pareils attroupements pourraient causer, ordonner que ceux qui contreviendraient aux défenses seront arrêtés même sur le champ par les huissiers, sergents, cavaliers de maréchaussée ou soldats du guet sur ce requis ou qui se trouveront présents et les conduire dans les prisons de cette ville pour le procès leur être fait et parfait, à la requête dudit Procureur du Roi et être punis suivant la rigueur des ordonnances [...]

Sur ce qui a été remonté par le Procureur du Roi qu'il a été averti que des gens de la lie du peuple et mal intentionnés se donnaient la licence d'insulter en cette ville l'exécuteur de la haute justice et de le maltraiter à coups de pierre, soit qu'il y vint, ou pour ses affaires particulières, ou pour mettre à exécution les mandements de justice, ce qui est arrivé plusieurs fois et notamment après l'amende honorable faite, il y a quelques mois, devant l'église des cordeliers par le nommé Bron, bedeau de la charité de cette ville, à laquelle il avait été condamné par arrêt du Parlement de Paris, où ledit exécuteur aurait été en danger de perdre la vie sans le secours des cavaliers de la maréchaussée qui sont chargés de l'escorter et même samedi dernier au retour dudit exécuteur dans les prisons royales de cette ville qui venait de conduire le nommé Metra devant la principale porte de l'église de Saint-Jean, pour y faire amende honorable, à quoi il avait été condamné, ainsi qu'aux galères pendant sa vie, par sentence rendue en ce siège présidialement et en dernier ressort. Le valet dudit exécuteur étant sorti le premier desdites prisons aurait été insulté par une populace attroupée laquelle lui auraient jeté des pierres et, sans le secours de quelques bourgeois, elle se serait portée aux derniers extrémités. C'est pour réprimer de pareils excès et attentats aux ordres de la justice que ledit Procureur du Roi pour le du de son ministère requiert être ordonné que défenses seraient faites à toutes personnes d'insulter, attaquer, ni maltraiter l'exécuteur de la haute justice, tant dans les faubourgs que lorsqu'il vient de son domicile en cette ville et qu'il y retourne, comme aussi de s'attrouper sur son passage, ordonne en outre que ceux qui contreviendront auxdites défenses seront arrêtés sur le champ par les huissiers, sergents, cavaliers de maréchaussée ou soldats du guet sur ce requis ou qui se trouveront présents et conduits dans les prisons royaux de cette ville pour leur procès leur être fait et parfait à la requête dudit procureur du Roy et être punis suivant la rigueur des ordonnances, requérant que le jugement qui sur ce interviendra soit lu publié et affiché au besoin sera.


19 septembre 1740

    A Monsieur le lieutenant criminel en la sénéchaussée et siège présidial de Lyon,
    Vous remontre le Procureur du Roi qu'il a été informé que lors des dernières exécutions qui ont été faites à la place des terreaux de cette ville des condamnés à mort, nombre de gens de la lie du peuple, tant hommes que femmes, se seraient attroupés tumultueusement en différents endroits de cette ville, armés de pierres et de bâtons, pour attendre l'exécuteur lorsqu'il se retirait après lesdites exécutions en son domicile sis au faubourg de la Guillotière et l'auraient accablé de plusieurs coups, ce qui serait arrivé lors de l'exécution qui fut faite le 5 mai dernier du nommé Guillaume Chambert, domestique convaincu de vol avec effraction, ensuite du jugement rendu en le présidial ledit jour, après laquelle l'exécuteur passant à la place de l'herberie et ayant été dangereusement blessé en différentes parties de son corps, fut obligé de se refugier dans une maison sise rue longue pour lui servir d'asile dans laquelle néanmoins il aurait été infailliblement assassiné par la populace, qui le poursuivait, sans le secours des soldats du guet qui survinrent et celui des officiers dudit quartier qui firent mettre promptement sous les armes une partie de la bourgeoisie, lesquels ayant investi ladite maison dérobèrent l'exécuteur à la violence effrénée de cette multitude, mais comme le désordre en cette occasion fut si grand qu'on ne put pas distinguer ni reconnaitre quelques uns de ces mal intentionnés cette affaire a demeuré sans poursuite, depuis et le 6 août dernier deux particuliers prévenus de vols ayant été condamnés au dernier supplice par sentence prévôtale rendue en le présidial et ayant été exécutés, une partie du peuple qui avait été présent à cette exécution aurait attendu qu'elle eut été terminée et aurait ensuite poursuivi ledit exécuteur depuis ladite place des terreaux jusqu'au pont de la Guillotière, à coups de pierres de nombre desquelles il aurait été atteint malgré les soins des cavaliers de la maréchaussée commandés pour l'escorter, lesquels ayant aperçu sur ledit pont deux particuliers saisis de pierres les auraient arrêté et constitué prisonniers, le sieur prévôt de ladite maréchaussée aurait commencé une procédure pour raison de cette attroupement et émotion populaires mais ayant été ensuite déclaré incompétent par jugement du présidial du 2 juillet dernier suivant les 6e et 7e articles de la déclaration du roi du 5 février 1731 le greffier aurait du remettre au greffe de ce siège expédition de la procédure ce qui n'a pas encore fait et comme pour prévenir les désordres fâcheux que l'impunité de ces crimes commis par les séditieux pourrait occasionner, il est très important de faire subir auxdits deux accusés détenus et à leurs complices la peine qu'ils méritent. Ledit procureur du roi pour le du de son ministère requiert attendu que la connaissance de ces délits vous appartient que commandement soit fait au greffier de la maréchaussée de remettre dans trois jours au greffe de ce siège expédition de la procédure commencée par le sieur prévôt [...]

Nota : l’orthographe et la ponctuation ont été rétablis en français moderne.

Archives départementales du Rhône, BP 3103.

13 juin 2012

Le bourreau d’Evreux raconté par une petite fille


En 1903, la Bibliothèque Universelle publiait, sous le titre « impressions d’enfance » (1) les souvenirs de jeunesse d’une modeste veuve, d’origine normande, rédigés quelques années avant son décès, en 1894. On sait d’ailleurs assez peu de choses de M.L. Tyssandier, l’auteur de ces mémoires. Sinon qu’elle était née dans l’Orne, en 1828, d’un père qui avait servi dans l’armée, sous Napoléon, et d’une mère qui avait tenu une petite mercerie avant d’être engagée comme infirmière à la prison d’Evreux. Pourtant tout est vrai dans ce récit, vivant et élégant, qui révèle un véritable talent pour l’écriture. Durant son enfance, madame Tyssandier à vécu plusieurs années dans la vieille maison d’arrêt d’Evreux où sa mère disposait d’un petit logement de fonctions. Observatoire unique, inattendu, pour une fillette curieuse et sensible, à l’âge de l’innocence, qui allait pourtant la mettre en présence de la guillotine et du bourreau.

Les évènements rapportés dans l’extrait que nous publions se sont déroulés dans les années 1835-1840. A cette époque, l’exécuteur du département de l’Eure était Amand (ou Armand) Leroy. Né à Pont-l’Evêque le 2 août 1789, de Michel-Jean Leroy, bourreau de Caudebec, et de Marie-Cécile Jouenne, il avait été marié deux fois. D’abord, en 1817, avec Elisabeth-Louise-Emilie Férey, fille d’André-Thomas Ferey, exécuteur d’Evreux, et d’Elisabeth-Félicité Ferey, qui mourut prématurément un an après ses noces. Puis, en 1824, avec Olympe-Eléonore Lacaille, fille de Charles Lacaille, exécuteur de Coutances, et de Marie-Elisabeth Jouenne. Il n’avait eu aucun enfant de ces deux unions. Amand Leroy avait débuté ses fonctions comme adjoint de l’exécuteur de Caudebec, puis de celui de Caen, avant d’arriver à Evreux, vers 1814, pour seconder André-Thomas Férey, dont il ne tarda pas à épouser la fille. Dix ans plus tard, en 1824, il succéda à son beau-père comme exécuteur du département de l’Eure et conserva ce poste jusqu’en 1844. On ignore ce qu’il devint ensuite.

Crime et échafaud

« Dans un grand cabinet au fond de notre cuisine, il y avait le long du mur un amas de poutres et de planches, rangées avec ordre, sur lesquelles je faisais asseoir mes poupées quand je voulais jouer à l’école. J'étais la maîtresse, naturellement. J'apprenais à lire à mes deux élèves en carton; mais, comme elles restaient muettes à toutes mes interrogations, j'étais obligée de leur souffler depuis A jusqu’à Z. Je montais sur leurs bancs pour les gronder de plus près; et par esprit d'imitation, peut-être par un naïf et injuste sentiment de vengeance, je les battais quelquefois, étant moi-même frappée en classe plus souvent qu'a mon tour. Les bois où je grimpais ainsi et où je jouais le plus tranquillement du monde, c'étaient les bois de la guillotine.
 Plus tard, quand la réflexion m'est venue, j'ai souvent frémi de ce contact ancien. Mais l'échafaud démonté avait une apparence inoffensive, il était de la maison, il faisait partie de mon existence : il fut pour moi, pendant des années, l'ami de toutes les heures, avant de devenir un objet de terreur et de dégoût.
 Ma mère m'avait défendu de toucher à une grande corbeille, couverte d'une bâche bien ficelée. « – Qu'est-ce qu'il y a là-dedans ? » lui avais-je demandé une fois.
 Elle m'avait répondu : « – C'est le couteau. » Quel couteau, je n'en savais rien; et si je l'avais interrogée, ce que je ne me rappelle pas, elle s'était gardée de me renseigner.
 Je voyais venir à la prison, les jours de pilori, un petit homme grisonnant, l'air très doux, que ma mère appelait M. Amand; et je lui trouvais bonne figure. On disait en parlant de lui : « le bourreau. » Je fus un certain temps à me rendre compte de la redoutable mission qu'il tenait de la justice. A cette époque, chaque cour d'assises avait son exécuteur. Dans notre ville, tout le monde connaissait le bourreau; personne ne le fréquentait. Ceux qui avaient affaire à lui dans le service des prisons pouvaient seuls apprécier son caractère et essayer de vaincre en eux le préjugé. N'ayant pas d'enfants, il élevait une petite nièce qui devint un peu ma camarade. Je la recherchais, parce qu'elle était bonne et surtout parce qu'on la fuyait. J'allais même quelquefois la visiter chez son oncle. Le bourreau demeurait dans une gentille maisonnette, près du Pont-Saint, à l'entrée de la rue aux Bouchers. Je le vois encore, avec sa casquette melon et sa mise soignée de petit bourgeois. A la promenade, on le rencontrait toujours seul. C'était un amateur de pêche. Ayant des loisirs et des goûts tranquilles, il passait des après-midi sur l'avenue de Cambolle, au bord de la rivière, avec une ligne à la main.
J'étais familiarisée depuis longtemps avec les bois de notre cuisine et je ne comptais plus les parties que j'y avais faites, quand j'appris tout à coup leur destination sanglante. J'avais alors de huit à neuf ans. On allait exécuter prochainement un homme qui avait assassiné sa femme (2). Je me glissais quelquefois, derrière un gardien, dans le couloir conduisant à la chambre des fers; et, quand la porte s'ouvrait, j'apercevais, enchaîné au pied de son lit de camp, celui qui attendait la mort. Il était dans la force de l'âge. Je savais qu'on lui couperait le cou parce qu'il avait tué sa femme, et les gardiens avaient dit un soir devant moi : « C'est probablement pour samedi ; les quarante jours sont passés. »
Ainsi on allait décapiter un homme qui était là en pleine vie; on allait le tuer froidement. Sur l'échafaud, disait-on, sur mes planches à moi montées en reposoir, il allait avoir la tête tranchée, avec le couteau de la corbeille. Et par qui, grand Dieu ! par M. Amand, ce petit homme très doux, qui ne m'avait jamais embrassée, mais qui me disait si gentiment bonjour en imposant sa main sur mes cheveux.
 J'eus, ces soirs-là, dans l'obscurité de notre chambre, encore plus peur que de coutume, et des visions de supplices hantèrent mon sommeil. Le jour, dans la cuisine, j'évitais d'ouvrir la porte du cabinet où étaient les bois de justice ; mais, malgré moi, mon imagination me les représentait, et je voyais, tout au fond, à travers le mur blanc, leur grande tache d'ombre.
Le samedi matin, les valets vinrent chercher la guillotine (3). Tout le monde avait le frisson et parlait du « malheureux » en baissant la voix. Je demandai à un gardien devant la porte des fers : « Est-il averti ? - Pas encore, me dit-il. Le procureur du roi va venir…. et le bourreau.» Ils arrivèrent une heure ou deux après. En Les apercevant, je courus me cacher au bout de notre couloir; puis, ne pouvant tenir en place, je revins dans la cour, où il n'y avait plus personne. C'était une radieuse matinée de septembre. Je ne sais quel besoin d'espace m'attira, ou par quel vertige de curiosité je fus entraînée : mais je voulus sortir, voir, me mêler à la foule houleuse que j'entendais passer comme un flot au pied de nos murailles. Prétextant une commission, je me fis ouvrir, par le père Crétois, la porte de la rue, pendant que, dans la chambre des fers, M. Amand présidait à la dernière toilette du condamné.
 On guillotinait alors sur le grand carrefour, en pleine lumière, devant les gens de la ville et ceux de la campagne, pour l'exemple, disait-on. J'allai vers la place du marché. Il y avait de l'animation comme un jour de foire. Paysans, ouvriers, bourgeois emplissaient la rue. De la foule émergeaient les grands bonnets des fermières et quelques parapluies de cotonnade rouge, ouverts contre le soleil. Des musiques d'orgues de Barbarie, des chants de complaintes arrêtaient les passants devant le vieux pignon des Halles; des estropiés, étalant leurs misères, demandaient l'aumône. Les fenêtres des maisons étaient garnies de curieux.
En approchant du carrefour, j'aperçus, dans le fond de la place, la guillotine. Je me glissai entre les groupes, et je vis de plus près, plantés droit sur l'estrade, les deux énormes montants de bois, rejoints en haut par un large couperet. J'avais peine à reconnaître ces amis silencieux de ma captivité, ces camarades endurants de mes jeux, tant ils m'apparaissaient terribles à cette heure, dans leur attitude nouvelle. Je distinguais une lunette, une planche à bascule… Mais ce qui me frappait surtout, ce qui donnait pour moi la forme à cette chose inconnue, c'étaient, de chaque côté de la lame luisante, les deux énormes bras de bois levés vers le ciel.
On entendit un brouhaha, des soldats firent ranger le monde le long des maisons ; puis, ce fut un grand silence, et le cortège arriva : une charrette allant au pas, dans une escorte de gendarmes à cheval.
Les voilà au pied de l'échafaud. J'y vois monter M. Amand, en costume noir, pendant que le condamné descend de voiture, tête nue, la chemise entr'ouverte, les mains liées derrière le dos, accompagné d'un prêtre qui élève, à hauteur de son front, un grand crucifix. L'homme monte, chancelant, soutenu par un aide et par l'aumônier qui lui parle sans doute de pardon et de vie éternelle. M. Amand déplie un grand mouchoir et l'étend en serviette sur le plastron de sa chemise. Il s'apprête…. L'horreur me saisit je voudrais m'enfuir et mes jambes défaillent. Alors, je m'assieds par terre, et je me couvre la figure avec mon tablier relevé par-dessus ma tête.
 Combien de temps je restai ainsi, accroupie sur le bord d'un trottoir, les coudes sur les genoux, la face voilée dans mes deux mains, je ne sais. Il s'était peut-être écoulé une demi-heure quand une femme, me touchant à l'épaule, me demanda :
– Qu'est-ce que tu attends là, ma petite ?
Eveillée de ma stupeur, je lui réponds :
– Je ne veux pas voir couper le cou !
–  Mais il y a longtemps que c'est fini, me dit-elle.
 Alors je me lève, je rabaisse mon tablier, je rouvre les yeux. Le monde s'était dispersé, le grand carrefour était presque vide; on avait déjà démonté la guillotine, et je ne vis plus, à la place de l'échafaud, entre les quatre pierres qui en marquaient les angles, qu'une large tache de sang. Je revins à la prison, toute défaite. Dans la Grand’rue ensoleillée, les auberges étaient pleines de bruit; les paysans, remis de leur émotion, déjeunaient gaiement et choquaient leurs verres. En rentrant, je trouvai maman inquiète. Elle me gronda fort ; puis, me voyant si troublée, elle se radoucit et ne me parla plus de mon escapade.
L'échafaud détrôné reprit dans notre logement sa place accoutumée. Mais il avait cessé d'être mon ami. Je voyais dans sa charpente le corps disloqué d'un instrument barbare, et jamais je ne remontai sur ces planches, éclaboussées du sang des misérables.
 Je fuyais aussi M. Amand et je ne comprenais pas qu'il eût choisi un si vilain métier. J'ignorais que le pauvre homme avait trouvé dans son berceau cette condition sanglante. Fils, petit-fils, neveu, cousin d'exécuteurs, Amand Leroi était devenu le gendre de Férey, le bourreau d'Evreux, et lui avait succédé sans la moindre vocation pour son état. Un jour, il confia à ma mère qu'il n'était pas partisan de la peine de mort.
– Notre métier s'en va, disait-il, et ce n'est pas dommage. On a déjà, depuis que j'exerce, aboli la marque et le carcan ; on parle de supprimer l'exposition publique. Vous verrez qu'on finira par supprimer le bourreau…. Les choses n'en iront pas plus mal.
Il souhaitait sans doute que la fonction durât autant que lui, car il eût difficilement trouvé un autre état. Avec un traitement de 2400 livres, il vivait heureux dans sa petite maison de la rue aux Bouchers, surtout quand il n'avait rien à faire. Tous les trois mois, après chaque session d'assises, on dressait le pilori pour y exposer les condamnés au bagne et quelques autres. Mais la guillotine se reposait ordinairement pendant plusieurs années. Quand le jour d'une exécution approchait, M. Amand en était malade. Sobre d'habitude, il buvait à l'excès, le matin, pour se donner du ton, et il titubait presque en marchant dans le cortège, les mains appuyées sur l'arrière de la charrette qui conduisait le condamné au supplice. J'ai entendu dire que, son œuvre terrible étant accomplie, il avait en rentrant chez lui un accès de fureur : sans faire de mal aux personnes, il se ruait sur les choses, bousculait les meubles, brisait la vaisselle, par une sorte de détente nerveuse. Le lendemain, il reprenait sa ligne, tout son attirail de pêche, et doucement s'en retournait au bord de l'eau promener sa solitude.

En grandissant à la prison, en prenant conscience du milieu où je vivais, je devins de plus en plus peureuse. Quand je passais le soir devant le « cabanon, » si je savais qu'il y eût un cadavre, je faisais un écart comme un cheval affolé par une ombre.

[…] Un pensionnaire difficile à garder, c'était le fameux Frendzell, un de ces héros d'aventures qui ont le génie de l'intrigue et de la transformation. Né en Bavière, domestique d'un prince français en Algérie, secrétaire d'un cardinal à Rome, séminariste à Evreux, ce laquais devenu abbé exploita les presbytères et les couvents, joignit aux escroqueries les vols audacieux, se tira maintes fois des mains de la justice et finit par être arrêté aux environs de notre ville (4). On l'amena à la prison. C'était un jeune homme d'apparence distinguée, bien vêtu, avec de grands cheveux blonds soigneusement peignés. Son visage avait une douceur hypocrite. […]
Ce singulier personnage resta presque un an dans notre prison. L'instruction était longue, dans toutes les villes par où il avait passé, à l'étranger comme en France. Lorsqu'il comparut devant la cour d'assises, je le vis aller à l'audience entre deux haies de gendarmes. On l'entourait de précautions inusitées, non pas qu'il eût commis de gros crimes, mais parce qu'il était renâré, comme disait maman, et qu'il aurait pu prendre la clef des champs. Après de longs débats, Frendzell, condamné à vingt ans de travaux forcés, fut ramené évanoui dans les bras d'un gendarme. Sa cravate bleu de ciel pendait correctement sur un gilet cramoisi. Même dans ses syncopes, il ne dérangeait rien à sa toilette; et d'aucuns, qui l'avaient vu tomber avec grâce, prétendaient que c'était encore une ruse de guerre.
Deux mois après, il fut conduit au pilori. Comme pour les exécutions, on dressait un échafaud sur le grand carrefour ; un poteau remplaçait la guillotine, et les condamnés restaient pendant une heure exposés au-dessous d'un écriteau qui disait leurs noms et leurs mérites. Ce jour-là, Frendzell avait revêtu une soutanelle de drap fin. Il donna le spectacle à la foule et ceux qui le gardaient nous racontèrent, au retour, qu'il avait prononcé un sermon éloquent sur la nécessité de la vertu. Cette exhibition de condamnés a été abolie depuis lors ; mais la curiosité mauvaise ou inconsciente peut encore se repaître en d'assez tristes tableaux !  Théobald Frendzell fut réintégré dans la chambre des fers, où il resta jusqu’à son départ pour le bagne. »

J.-J. J.

(1) Bibliothèque Universelle et Revue Suisse, Tome XXXII, Lausanne, 1903, pp.300-319.

(2) Pierre-Aimé Pinel, 30 ans, filassier, demeurant au village de Giverville (Eure). Marié depuis une dizaine d’années à Marie-Clotilde Cauvin, plus âgée que lui, qu’il n’aimait pas et avec laquelle il vivait en très mauvaise intelligence. Le 25 décembre 1836 on retrouva le corps de cette dernière, sur une mare gelée, couvert de contusions. L’autopsie démontra qu’elle avait été à la fois étranglée et noyée. De multiples preuves et des témoignages, notamment celui du jeune fils du couple qui déclara « c’est papa qui a tué maman »,attestèrent la culpabilité de Pinel. Il fut condamné à mort le 22 juillet 1837.

(3) L’auteur commet une légère erreur. En réalité l’exécution eut lieu un vendredi. Précisément le 15 septembre 1837, à midi, sur la place du grand carrefour d’Evreux. A noter que deux journaux de Rouen, Le Mémorial et L’Echo, avaient rapporté, sur la foi d’une information erronée, que l’exécution de Pinel s’était déroulée le 23 août, en soirée, à la lueur des flambeaux.

(4) Il fut arrêté au début du mois de décembre 1839.

2 avril 2011

Les Grosholtz, exécuteurs à Tulle

Voici un lien vers un article très complet et bien documenté sur la famille Grosholtz dont plusieurs membres furent exécuteurs des hautes œuvres à Tulle :


Merci à Gilles Quincy, auteur de ce travail très intéressant (paru dans Racines en Corrèze, en septembre 2007).

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25 octobre 2010

Sur l’échafaud


Dans sa collection Le temps retrouvé, les éditions Mercure de France viennent de publier un ouvrage qui ravira les fidèles lecteurs de notre blog (1). En effet, Pascal Bastien, professeur d’histoire moderne à l’Université du Québec, à Montréal, connu pour ses passionnants écrits sur la justice criminelle sous l’ancien régime (2), nous livre aujoud’hui, en les annotant, les précieuses archives de Thomas-Simon Gueullette (1683-1766). Juriste, homme de lettres, magistrat à la cour criminelle du Châtelet, auteur de contes et de pièces de théâtre, Gueullette fut un infatigable polygraphe qui jouissait d’une certaine notoriété sous le règne de Louis XV. Passionné par les histoires criminelles de son temps, il collectionna pendant toute sa vie tout ce qui pouvait se rapporter à ce sujet, tels qu’arrêts et jugements criminels, factums, placards, gravures, qu’il commentait et complétait de notes personnelles. Si l’Histoire des larrons et des assassins qu’il envisageait d’écrire n’a jamais vu le jour, ses précieux papiers, eux, ont été conservés. Ils sont aujourd’hui aux Archives Nationales, sous les cotes AD III, 1 à 11. Nous connaissons bien ce fonds, que nous avons nous aussi exploité, à la recherche d’informations sur les bourreaux et les exécutions. Relevés qui nous ont d’ailleurs permis de rédiger plusieurs articles de ce site.

Cette publication ne pouvait, évidemment, éditer l’intégralité de l’immense documentation rassemblée par Thomas-Simon Gueullette (3). Outre le fait qu’elle se limite à la période pendant laquelle le magistrat a exercé ses fonctions (1721 à 1766), elle a choisi d’écarter toutes les pièces imprimées pour ne retenir que les seuls commentaires, plus intéressants, de ce dernier. C’est précisément ces notes autographes, classées par ordre chronologique, qui font toute la richesse de cette étude.
Ces Histoires de larrons et d'assassins nous font donc pénétrer dans l'univers fascinant du crime et de la violence du Paris de Louis XV. Et, à travers elles, c’est le destin de plus d’une centaine de condamnés que nous suivons. La plupart ont fini sur l’échafaud, brûlés, roués, mutilés, décapités, pendus, au gré des jugements, souvent sévères, des juges du Châtelet.
Ce recensement débute avec Cartouche, le fameux bandit, roué le vendredi 28 novembre 1721. On apprend qu’après lui avoir brisé tous les membres, l’exécuteur, « qui était fatigué, l’étouffa sur la roue avec une corde dont il lui sera l’estomac plus fortement que de coutume ». Suit ensuite toute une série de délinquants, assassins, malfaiteurs, que l’on accompagne depuis l’accomplissement de leurs délits ou de leurs crimes, en passant par la prison, la question (la torture, souvent utilisée), le tribunal, jusqu'au supplice infligé en place de Grève ou un autre endroit de Paris. Défilé hétéroclite où les brigands de grands chemins cotoient de simples domestiques, laquais, servantes et valets de chambre, mais aussi des militaires, des artisans (horloger, tailleur, compagnon orfèvre, tonnelier, cardeur de matelas, garçon marchand de vin, jardinier) et même, plus insolite, un chanoine, un chirurgien et un dentiste. Les femmes, même si elles soint moins représentées que les hommes, figurent néanmoins en bonne place dans ce tableau. Certaines célèbres à l’époque, comme Marie-Catherine Taperet dite la Lescombat, qui s’était rendue complice de l’assassinat de son mari, affaire qui eut un grand retentissement à Paris. Elle fut pendue le 3 juillet 1755. Gueullette précise : « Ce fut le fils de l’exécuteur qui fit cette exécution assez mal, et qui s’y reprit à cinq ou six fois ». Rançon de sa notorité, après sa mort un médecin naturalisa son corps que les parisiens purent venir admirer, dans son cabinet, rue Quincampoix.
On est surpris par l’extrême jeunesse de certains accusés envoyés à l’échafaud. André Thibault dit Blondin « petit et très délicat » roué le 31 janvier 1743, à peine âgé de quatorze ans et demi. René Flechard, roué le 28 mars suivant, qui ne comptait que seize ans et trois mois. Jean-Etienne Perrier, pendu le 17 mai 1765, à dix-sept ans, tout comme Louis Cartouche ou Charles Leroi de Valine, âgés de dix-sept ans et demi. Les rigueurs de la justice n’épargnent pas même les jeunes filles comme l’atteste le cas de Geneviève Guérin, seize ans, et Antoinette Blaquet, dix-sept ans, toutes deux pendues le 13 septembre 1763. Elles étaient accusées d’avoir égorgé et dévalisé un cavalier dans un sentier du côté de Clignancourt.
Au cours de cette longue période, deux nobles seulement seront condamnés à mort et, en cette qualité, décapités. Jean-Baptiste Beaulieu de Montigny fut exécuté le 15 juillet 1737, sur la petite place du Trahoir, à Paris, pour avoir assassiné un homme dont il importunait l’épouse. Prudhomme, l’exécuteur (4) « lui sépara la tête assez adroitement d’un seul coup […] la montra au peuple de tous les côtés, la remit à terre, et salua ensuite le public qui l’applaudit beaucoup à son adresse par des battements de main. ». Louis Moiria, gentilhomme natif de Saint-Claude en Franche-Comté, assassin de la femme Destournes, subit sa peine sur la place de Grève, un soir de décembre 1738. Le condamné embrassa le jeune exécuteur (5), dont c’était « son coup d’essai », puis se mit à genoux. Le bourreau « lui abattit la tête fort adroitement à la lueur d’un flambeau, d’un seul coup pendant que le peuple chantait le Salve. La tête tomba à terre, elle fut rejetée sur l’échafaud, l’exécuteur la montra au public qui l’applaudit par de grands battements de mains. »
Terrible époque où la peine de mort ne sanctionnait pas seulement les assassins, mais aussi les voleurs, parfois pour de menus larcins. C’est ainsi que Jacques et Jacques-Etienne Artois, auteurs d’un simple vol de poules, furent pendus sur la place du marché de Corbeil, le 16 octobre 1764. Et si les bûchers ne s’allumaient plus pour les sorciers ou les hérétiques, les juges continuaient à y vouer les sodomites. Deschauffours, qui « tenait école et bordel de sodomie », brûlé le 24 mai 1726, remuait encore au milieu des flammes car le bourreau l’avait « mal étranglé ». De même que Bruno Lenoir, garçon charcutier, et Jean Guyot, garçon cordonnier, surpris de nuit dans les rues de Paris, qui expièrent leur « crime » sur un bûcher, en Grève, le 6 juillet 1750.
Enfin, Thomas-Simon Gueullette nous livre son témoignage sur la plus spectaculaire exécution qui eut lieu à Paris, au cours du XVIIIème siècle : L’écartèlement de Robert-François Damiens, auteur d’un attentat contre le roi. Le magistrat, muni d’une « bonne lunette d’approche » et installé à une fenêtre du premier étage de la maison du Saint-Esprit, sur la place de Grève, rapporte avec force détails le déroulement du supplice du malheureux régicide, le 28 mars 1757. Cet insoutenable rituel dura près de quatre heures. Seize bourreaux – un chiffre incroyable – y participèrent. « L’exécuteur de Paris avait fait venir de différentes villes du royaume nombre de ses confrères pour l’aider dans une exécution dont on n’avait heureusement point eu d’exemple depuis celle du parricide de Ravaillac.»

Source de première importance pour tous ceux qui s’intéressent à la justice sous l’ancien régime, cette édition va même au-delà puisqu’elle permet de mieux connaître les mœurs et les mentalités du XVIIIème siècle. Point besoin de commentaires superflus ou d’annotations surabondantes pour déchiffrer ces vérités à l’état brut.

J.-J. J.

(1) Thomas-Simon Gueullette, Sur l'échafaud. Histoires de larrons et d'assassins, Edition présentée et annotée par Pascal Bastien, Paris, Mercure de France, 2010, 336 p.
(2) Pascal Bastien a publié L'exécution publique à Paris au XVIIIe siècle, en 2006, et participe avec Daniel Roche, à l’édition critique du Journal d’événements du libraire parisien Siméon-Prosper Hardy (1753-1789). Il devrait faire paraître, en janvier prochain, Une histoire de la peine de mort. Bourreaux et supplices, 1500-1800, Paris, Seuil (L'Univers historique).
(3) Après la mort de Gueullette sa collection fut transmise au procureur Meunier et à l’imprimeur Prault, ses amis, qui continuèrent de l’enrichir jusqu’en 1789, soit un total de près de 3635 pièces.
(4) François Prudhomme, titulaire par intérim des fonctions d’exécuteur de Paris, en attendant que Charles-Jean-Baptiste Sanson soit en âge de les exercer.
(5) Charles-Jean-Baptiste Sanson qui, s’il l’on admet qu’il était né vers 1719, devait alors avoir dix-neuf ans.

9 septembre 2010

Les années de jeunesse d’Henri Desfourneaux

Henri Desfourneaux, qui officia en qualité d’exécuteur en chef de 1939 jusqu’à sa mort en 1951, eut une jeunesse particulièrement active. Jusqu’à présent, faute de documents authentiques, les différents auteurs qui se sont penchés sur sa biographie s’étaient contentés d’esquisser en quelques lignes les années de formation de l’avant-avant-dernier bourreau français (1).
C’est dans un registre matricule de la classe 1897 (à la reliure passablement fatiguée), retrouvé aux archives de Paris, que nous avons eu la chance de découvrir de nombreuses informations inédites sur ce personnage (2).

Jules-Henri Desfourneaux, né à Bar-le-Duc le 17 décembre 1877, est le descendant d’une très ancienne dynastie d’exécuteurs, mentionnée en Berry dès le XVIIème siècle. Nicolas-Ernest, son père, né lui aussi dans la Meuse, n’avait pas suivi la carrière patibulaire familiale. Il était ouvrier en tricots et avait épousé à Bar-le-Duc, le 29 juin 1871, Catherine Jeannot, issue d’une famille de vignerons. Peu après le décès de cette dernière, survenu le 16 mai 1892, Nicolas-Ernest Desfourneaux quitta la lorraine pour venir s’installer à Paris.
Le registre matricule précise que la famille habitait, en 1895, 83 rue Daguerre, dans le 14ème arrondissement (à proximité du cimetière du Montparnasse).
Dans ce même document on apprend que, le 30 décembre 1895, soit une dizaine de jours après avoir fêté ses dix-huit ans, Henri Desfourneaux signa un engagement volontaire de quatre ans au 4ème régiment d’infanterie de marine. Incorporé le 2 janvier 1896, sous le matricule DD 7326, il effectua d’abord ses classes avant de rejoindre, le 1er novembre 1897, le 11ème régiment d’infanterie de marine. Il s’embarqua aussitôt pour la Cochinchine où il servit pendant deux ans dans les troupes coloniales. Peu avant de quitter l’Indochine, le 16 octobre 1899 il fut affecté au 8e régiment d’infanterie de marine. De retour en France, le mois suivant, il fut libéré au terme de son engagement, le 30 décembre 1899. Simple soldat de 2ème classe, il quitta le service avec un certificat de bonne conduite.
C’est de cette époque que date le tatouage – un poignard entouré d’un serpent – qu’il s’était fait faire au bras gauche. Ce dessin, assez banal parmi les tatoués des troupes de marine, est un symbole de vengeance. Sur ce point précis, Desfourneaux a emporté son secret avec lui.
On note qu’au moment de son engagement, en 1895, Henri Desfourneaux déclarait comme profession : mécanicien.
Son état signalétique et des services militaires nous renseigne aussi sur son physique. Il mesurait 1,65m, avait les cheveux et les sourcils châtains, les yeux châtains également, le front ordinaire, le nez moyen, la bouche moyenne, le menton rond et le visage ovale.
Par ailleurs, on mentionne que du 20 août au 16 septembre 1906 il a accompli une période d’exercice au 5ème régiment d’infanterie coloniale, à Cherbourg.
Henri Desfourneaux fut mobilisé pendant la 1ère guerre mondiale et servit successivement au 2ème régiment d’infanterie de marine, à Brest, puis, à partir du 1er septembre 1914, au 13ème régiment d’artillerie, à Nantes. Il rejoignit enfin, le 1er juillet 1917, le 23ème régiment d’infanterie coloniale et fut démobilisé le 5 février 1919. Il semble avoir été éloigné des champs de bataille car il est signalé, qu’à compter du 29 avril 1915 il fut détaché à la Société Daimler, à Puteaux.
Cette fiche matricule a soigneusement consigné les différentes adresses civiles de Desfourneaux. En juillet 1905, il habitait 2 avenue de la défense à Courbevoie, en juin 1906, 39 rue de Chartres à Neuilly, en mars 1909, 65 rue Mouton-Duvernet à Paris et, enfin, en juillet 1909, 133bis avenue de Versailles à Paris.

Comment Desfourneaux est-il devenu bourreau ? Il semble que ce soit par l’intermédiaire de son cousin Léopold Desfourneaux, aide d’Anatole Deibler, qu’il fit la connaissance de ce dernier. Quoiqu’il en soit, en décembre 1908, lorsque Deibler fut chargé de constituer une équipe pour procéder à l’exécution des chauffeurs du Nord, à Béthune, il proposa comme troisième assistant Henri Desfourneaux « qui a toute compétence et qui présente également à tous points de vue les garanties nécessaires » (3). Dès le 25 décembre 1908, Desfourneaux avait aussi envoyé sa candidature, comme adjoint, directement au ministère de la justice. Il avait alors 31 ans, habitait 39 rue de Chartres, à Neuilly-sur-Seine, et exerçait la profession de mécanicien. A l’appui de sa demande il précisait « être au courant du montage et démontage des bois de justice ayant déjà effectué, sous les ordres de M. Deibler, des réparations aux deux guillotines. » (4).
Henri Desfourneaux procéda à sa première exécution – la bande des frères Pollet – le 11 janvier 1909 et, trois mois plus tard, le 17 avril, épousa Georgette Rogis, la nièce d’Anatole Deibler. On connait la suite.

J.-J. J.

(1) Notamment l’incontournable ouvrage de mon ami Jacques Delarue, Le Métier de bourreau, Paris, Fayard, 1979, pp.351-366.
(2) Archives de Paris, D4R1 942 (matricule 3179).
(3) Archives Nationales, BB/18/6585
(4) Idem

20 août 2010

Un condamné récalcitrant



Le vendredi 6 juillet 1753, à Toulouse, François Vallier, condamné à être pendu pour le viol d’une fillette, n’était pas pressé, semble-t-il, de quitter ce monde. Il fallut presque toute une après midi pour procéder à son exécution. Le maître répétiteur Pierre Barthès, qui assista à cet événement, le raconte en détails dans ses « Heures perdues » (1).

« Donc, le vendredy 6e de ce mois on pendit à la même place (2) un fort bel homme de sa figure, protestant de religion, de la ville de St Hippolite ou d’Alais dans les Cevenes (3), apellé François Vallier, convaincu d’avoir violé une fille de six ans huit mois et condamné par sentence des officiers de la justice de Villeneuve-Lez-Avignon où il fut pris dans un bois planté d’oliviers, où il commit le crime, et l’arrêt de ce parlement confirmant la sen[ten]ce a exécution ce jourd’huy.
Cet homme de l’age de 44 à 45 ans a joué la justice toute une après midy de la manière la plus comique. Libre de tous ses sens, sans confusion et sans trouble, il envoya chercher Mr le Président (4) à la maison de ville, ce juge ayant eu la complaisance de sy rendre et nayant entendu que de pauvretés, le laissa, ayant donné ordre de le conduire au supplice sans délay. Etant arrivé à St Etienne (5), selon la coutume, il ne voulut jamais faire amande honnorable, disant ne vouloir pas pardonner la justice qui sauvoit les assassins et les volleurs et condamnoit les innocens et jetta dans la foule la tabatière du confesseur. Venu à St Georges, au pied du gibet, on le fit mettre à genoux, ou sans regarder le crucifix ni écouter le père Sérane (qui suoit à grosses goutes, tant par la vehemence du chaud, qui étoit extreme ce jour là, que par la peine que ce prevenu luy donnoit, n’ayant jamais voulu confesser) il parloit à tout le monde, sans écouter les capitouls avancés pour recevoir le testament de mort. Voyant donc qu’on n’avançoit rien, on le fit monter, ce qu’il fit avec grace, et sans trouble, riant au contraire, et disant au bourreau (6) qui l’attachoit et le regardant faire « tu prends bien de précautions ». Prêt a être jetté, le père faisant tous ses efforts pour pouvoir le gagner, l’exécuteur luy dit : « Malheureux tu vas perdre ton ame, profite de ce moment ou je vais te jetter ». « Jettés moy » luy repondit-il, avec un grand sans froid. Cependant, ayant dit quil vouloit se confesser, la justice s’étant avancée on le détacha, il descendit fort librement et s’étant fait détacher les mains, on le mena dans la maison où loge un certain Larroque, perruquier, entre Cathala, l’hote, et Chétive. Là il resta une heure trois quart et se fit porter à gouter ; étant sorti, on le mena à la potence, sans avoir pu le gagner, il monta toujours de même, libre et sain de jugement et d’esprit, étant rattaché, et le père ne pouvant réussir à l’assujetir à ses exhortations. Le bourreau de son coté perdant aussy son temps malgré sa ferveur, et son zèle. Cet homme se tournant vers le peuple à gauche dit en levant les mains et apellant encore les capitouls qui ne voulurent pas venir « messrs je suis innocent comme l’enfant d’un jour ». L’exécuteur luy répétant qu’il alloit le faire sauter, « Et bien sautons » dit-il, et s’élança luy même. »
 
(1) Journal de Pierre Barthès, Bibliothèque Municipale de Toulouse, Ms 701, f°46-48.
(2) Place Saint-Georges, où était construit un échafaud permanent, qui était le lieu principal des exécutions toulousaines au XVIIIe siècle.
(3) Saint-Hippolyte-du-Fort (Gard) et Alès (Gard).
(4) Espace laissé en blanc, son nom n’est pas indiqué.
(5) Sur le parvis de l’église Saint-Etienne, lieu où on faisait habituellement amende honorable.
(6) Le bourreau de Toulouse était alors Mathieu Bouirou.