En 1903, la Bibliothèque Universelle publiait, sous
le titre « impressions d’enfance » (1) les souvenirs de jeunesse
d’une modeste veuve, d’origine normande, rédigés quelques années avant son
décès, en 1894. On sait d’ailleurs assez peu de choses de M.L. Tyssandier,
l’auteur de ces mémoires. Sinon qu’elle était née dans l’Orne, en 1828, d’un père
qui avait servi dans l’armée, sous Napoléon, et d’une mère qui avait tenu une
petite mercerie avant d’être engagée comme infirmière à la prison d’Evreux.
Pourtant tout est vrai dans ce récit, vivant et élégant, qui révèle un
véritable talent pour l’écriture. Durant son enfance, madame Tyssandier à vécu
plusieurs années dans la vieille maison d’arrêt d’Evreux où sa mère disposait
d’un petit logement de fonctions. Observatoire unique, inattendu, pour une
fillette curieuse et sensible, à l’âge de l’innocence, qui allait pourtant la
mettre en présence de la guillotine et du bourreau.
Les évènements
rapportés dans l’extrait que nous publions se sont déroulés dans les années
1835-1840. A cette époque, l’exécuteur du département de l’Eure était Amand (ou
Armand) Leroy. Né à Pont-l’Evêque le 2 août 1789, de Michel-Jean Leroy,
bourreau de Caudebec, et de Marie-Cécile Jouenne, il avait été marié deux fois.
D’abord, en 1817, avec Elisabeth-Louise-Emilie Férey, fille d’André-Thomas
Ferey, exécuteur d’Evreux, et d’Elisabeth-Félicité Ferey, qui mourut
prématurément un an après ses noces. Puis, en 1824, avec Olympe-Eléonore
Lacaille, fille de Charles Lacaille, exécuteur de Coutances, et de
Marie-Elisabeth Jouenne. Il n’avait eu aucun enfant de ces deux unions. Amand
Leroy avait débuté ses fonctions comme adjoint de l’exécuteur de Caudebec, puis
de celui de Caen, avant d’arriver à Evreux, vers 1814, pour seconder
André-Thomas Férey, dont il ne tarda pas à épouser la fille. Dix ans plus tard,
en 1824, il succéda à son beau-père comme exécuteur du département de l’Eure et
conserva ce poste jusqu’en 1844. On ignore ce qu’il devint ensuite.
Crime et échafaud
« Dans un
grand cabinet au fond de notre cuisine, il y avait le long du mur un amas de
poutres et de planches, rangées avec ordre, sur lesquelles je faisais asseoir
mes poupées quand je voulais jouer à
l’école. J'étais la maîtresse, naturellement. J'apprenais à lire à mes deux
élèves en carton; mais, comme elles restaient muettes à toutes mes
interrogations, j'étais obligée de leur souffler depuis A jusqu’à Z. Je montais
sur leurs bancs pour les gronder de plus près; et par esprit d'imitation,
peut-être par un naïf et injuste sentiment de vengeance, je les battais
quelquefois, étant moi-même frappée en classe plus souvent qu'a mon tour. Les
bois où je grimpais ainsi et où je jouais le plus tranquillement du monde,
c'étaient les bois de la guillotine.
Plus tard, quand la réflexion m'est venue,
j'ai souvent frémi de ce contact ancien. Mais l'échafaud démonté avait une
apparence inoffensive, il était de la maison, il faisait partie de mon
existence : il fut pour moi, pendant des années, l'ami de toutes les
heures, avant de devenir un objet de terreur et de dégoût.
Ma mère m'avait défendu de toucher à une
grande corbeille, couverte d'une bâche bien ficelée. « – Qu'est-ce qu'il y a
là-dedans ? » lui avais-je demandé une fois.
Elle
m'avait répondu : « – C'est le couteau. » Quel couteau, je n'en savais
rien; et si je l'avais interrogée, ce que je ne me rappelle pas, elle s'était
gardée de me renseigner.
Je voyais venir à la prison, les jours de
pilori, un petit homme grisonnant, l'air très doux, que ma mère appelait M.
Amand; et je lui trouvais bonne figure. On disait en parlant de lui : « le
bourreau. » Je fus un certain temps à me rendre compte de la redoutable mission
qu'il tenait de la justice. A cette époque, chaque cour d'assises avait son
exécuteur. Dans notre ville, tout le monde connaissait le bourreau; personne ne
le fréquentait. Ceux qui avaient affaire à lui dans le service des prisons
pouvaient seuls apprécier son caractère et essayer de vaincre en eux le
préjugé. N'ayant pas d'enfants, il élevait une petite nièce qui devint un peu
ma camarade. Je la recherchais, parce qu'elle était bonne et surtout parce
qu'on la fuyait. J'allais même quelquefois la visiter chez son oncle. Le
bourreau demeurait dans une gentille maisonnette, près du Pont-Saint, à
l'entrée de la rue aux Bouchers. Je le vois encore, avec sa casquette melon et
sa mise soignée de petit bourgeois. A la promenade, on le rencontrait toujours
seul. C'était un amateur de pêche. Ayant des loisirs et des goûts tranquilles,
il passait des après-midi sur l'avenue de Cambolle, au bord de la rivière, avec
une ligne à la main.
J'étais
familiarisée depuis longtemps avec les bois de notre cuisine et je ne comptais
plus les parties que j'y avais faites, quand j'appris tout à coup leur
destination sanglante. J'avais alors de huit à neuf ans. On allait exécuter
prochainement un homme qui avait assassiné sa femme (2). Je me glissais
quelquefois, derrière un gardien, dans le couloir conduisant à la chambre des
fers; et, quand la porte s'ouvrait, j'apercevais, enchaîné au pied de son lit
de camp, celui qui attendait la mort. Il était dans la force de l'âge. Je
savais qu'on lui couperait le cou parce qu'il avait tué sa femme, et les
gardiens avaient dit un soir devant moi : « C'est probablement pour samedi ;
les quarante jours sont passés. »
Ainsi on allait
décapiter un homme qui était là en pleine vie; on allait le tuer froidement.
Sur l'échafaud, disait-on, sur mes planches à moi montées en reposoir, il
allait avoir la tête tranchée, avec le couteau de la corbeille. Et par qui,
grand Dieu ! par M. Amand, ce petit homme très doux, qui ne m'avait jamais
embrassée, mais qui me disait si gentiment bonjour en imposant sa main sur mes
cheveux.
J'eus, ces soirs-là, dans l'obscurité de notre
chambre, encore plus peur que de coutume, et des visions de supplices hantèrent
mon sommeil. Le jour, dans la cuisine, j'évitais d'ouvrir la porte du cabinet
où étaient les bois de justice ; mais, malgré moi, mon imagination me les
représentait, et je voyais, tout au fond, à travers le mur blanc, leur grande
tache d'ombre.
Le samedi matin,
les valets vinrent chercher la guillotine (3). Tout le monde avait le frisson
et parlait du « malheureux » en baissant la voix. Je demandai à un gardien
devant la porte des fers : «
Est-il averti ? - Pas encore, me dit-il. Le procureur du roi va venir…. et le
bourreau.» Ils arrivèrent une heure ou deux après. En Les apercevant, je courus
me cacher au bout de notre couloir; puis, ne pouvant tenir en place, je revins
dans la cour, où il n'y avait plus personne. C'était une radieuse matinée de septembre.
Je ne sais quel besoin d'espace m'attira, ou par quel vertige de curiosité je
fus entraînée : mais je voulus sortir, voir, me mêler à la foule houleuse
que j'entendais passer comme un flot au pied de nos murailles. Prétextant une
commission, je me fis ouvrir, par le père Crétois, la porte de la rue, pendant
que, dans la chambre des fers, M. Amand présidait à la dernière toilette du
condamné.
On guillotinait alors sur le grand carrefour,
en pleine lumière, devant les gens de la ville et ceux de la campagne, pour
l'exemple, disait-on. J'allai vers la place du marché. Il y avait de
l'animation comme un jour de foire. Paysans, ouvriers, bourgeois emplissaient
la rue. De la foule émergeaient les grands bonnets des fermières et quelques
parapluies de cotonnade rouge, ouverts contre le soleil. Des musiques d'orgues
de Barbarie, des chants de complaintes arrêtaient les passants devant le vieux
pignon des Halles; des estropiés, étalant leurs misères, demandaient l'aumône.
Les fenêtres des maisons étaient garnies de curieux.
En approchant du
carrefour, j'aperçus, dans le fond de la place, la guillotine. Je me glissai
entre les groupes, et je vis de plus près, plantés droit sur l'estrade, les
deux énormes montants de bois, rejoints en haut par un large couperet. J'avais
peine à reconnaître ces amis silencieux de ma captivité, ces camarades
endurants de mes jeux, tant ils m'apparaissaient terribles à cette heure, dans
leur attitude nouvelle. Je distinguais une lunette, une planche à bascule… Mais
ce qui me frappait surtout, ce qui donnait pour moi la forme à cette chose
inconnue, c'étaient, de chaque côté de la lame luisante, les deux énormes bras
de bois levés vers le ciel.
On entendit un
brouhaha, des soldats firent ranger le monde le long des maisons ; puis,
ce fut un grand silence, et le cortège arriva : une charrette allant au pas,
dans une escorte de gendarmes à cheval.
Les voilà au pied
de l'échafaud. J'y vois monter M. Amand, en costume noir, pendant que le
condamné descend de voiture, tête nue, la chemise entr'ouverte, les mains liées
derrière le dos, accompagné d'un prêtre qui élève, à hauteur de son front, un
grand crucifix. L'homme monte, chancelant, soutenu par un aide et par
l'aumônier qui lui parle sans doute de pardon et de vie éternelle. M. Amand
déplie un grand mouchoir et l'étend en serviette sur le plastron de sa chemise.
Il s'apprête…. L'horreur me saisit je voudrais m'enfuir et mes jambes
défaillent. Alors, je m'assieds par terre, et je me couvre la figure avec mon
tablier relevé par-dessus ma tête.
Combien de temps je
restai ainsi, accroupie sur le bord d'un trottoir, les coudes sur les genoux,
la face voilée dans mes deux mains, je ne sais. Il s'était peut-être écoulé une
demi-heure quand une femme, me touchant à l'épaule, me demanda :
– Qu'est-ce que tu
attends là, ma petite ?
Eveillée de ma
stupeur, je lui réponds :
– Je ne veux pas
voir couper le cou !
– Mais il y a longtemps que c'est fini, me
dit-elle.
Alors je me lève,
je rabaisse mon tablier, je rouvre les yeux. Le monde s'était dispersé, le
grand carrefour était presque vide; on avait déjà démonté la guillotine, et je
ne vis plus, à la place de l'échafaud, entre les quatre pierres qui en
marquaient les angles, qu'une large tache de sang. Je revins à la prison, toute
défaite. Dans la Grand’rue ensoleillée, les auberges étaient pleines de bruit;
les paysans, remis de leur émotion, déjeunaient gaiement et choquaient leurs
verres. En rentrant, je trouvai maman inquiète. Elle me gronda fort ; puis, me
voyant si troublée, elle se radoucit et ne me parla plus de mon escapade.
L'échafaud détrôné
reprit dans notre logement sa place accoutumée. Mais il avait cessé d'être mon
ami. Je voyais dans sa charpente le corps disloqué d'un instrument barbare, et
jamais je ne remontai sur ces planches, éclaboussées du sang des misérables.
Je fuyais aussi M. Amand et je ne comprenais
pas qu'il eût choisi un si vilain métier. J'ignorais que le pauvre homme avait
trouvé dans son berceau cette condition sanglante. Fils, petit-fils, neveu,
cousin d'exécuteurs, Amand Leroi était devenu le gendre de Férey, le bourreau
d'Evreux, et lui avait succédé sans la moindre vocation pour son état. Un jour,
il confia à ma mère qu'il n'était pas partisan de la peine de mort.
– Notre métier s'en
va, disait-il, et ce n'est pas dommage. On a déjà, depuis que j'exerce, aboli
la marque et le carcan ; on parle de supprimer l'exposition publique. Vous
verrez qu'on finira par supprimer le bourreau…. Les choses n'en iront pas plus
mal.
Il souhaitait sans
doute que la fonction durât autant que lui, car il eût difficilement trouvé un
autre état. Avec un traitement de 2400 livres, il vivait heureux dans sa petite
maison de la rue aux Bouchers, surtout quand il n'avait rien à faire. Tous les
trois mois, après chaque session d'assises, on dressait le pilori pour y
exposer les condamnés au bagne et quelques autres. Mais la guillotine se
reposait ordinairement pendant plusieurs années. Quand le
jour d'une exécution approchait, M. Amand en était malade. Sobre d'habitude, il
buvait à l'excès, le matin, pour se donner du ton, et il titubait presque en
marchant dans le cortège, les mains appuyées sur l'arrière de la charrette qui
conduisait le condamné au supplice. J'ai entendu dire que, son œuvre terrible
étant accomplie, il avait en rentrant chez lui un accès de fureur : sans
faire de mal aux personnes, il se ruait sur les choses, bousculait les meubles,
brisait la vaisselle, par une sorte de détente nerveuse. Le lendemain, il
reprenait sa ligne, tout son attirail de pêche, et doucement s'en retournait au
bord de l'eau promener sa solitude.
En grandissant à la
prison, en prenant conscience du milieu où je vivais, je devins de plus en plus
peureuse. Quand je passais le soir devant le « cabanon, » si je savais qu'il y
eût un cadavre, je faisais un écart comme un cheval affolé par une ombre.
[…] Un pensionnaire difficile à garder,
c'était le fameux Frendzell, un de ces héros d'aventures qui ont le génie de
l'intrigue et de la transformation. Né en Bavière, domestique d'un prince
français en Algérie, secrétaire d'un cardinal à Rome, séminariste à Evreux, ce
laquais devenu abbé exploita les presbytères et les couvents, joignit aux
escroqueries les vols audacieux, se tira maintes fois des mains de la justice
et finit par être arrêté aux environs de notre ville (4). On l'amena à la
prison. C'était un jeune homme d'apparence distinguée, bien vêtu, avec de
grands cheveux blonds soigneusement peignés. Son visage avait une douceur
hypocrite. […]
Ce singulier
personnage resta presque un an dans notre prison. L'instruction était longue,
dans toutes les villes par où il avait passé, à l'étranger comme en France.
Lorsqu'il comparut devant la cour d'assises, je le vis aller à l'audience entre
deux haies de gendarmes. On l'entourait de précautions inusitées, non pas qu'il
eût commis de gros crimes, mais parce qu'il était renâré, comme disait maman, et qu'il aurait pu prendre la clef des
champs. Après de longs débats, Frendzell, condamné à vingt ans de travaux
forcés, fut ramené évanoui dans les bras d'un gendarme. Sa cravate bleu de ciel
pendait correctement sur un gilet cramoisi. Même dans ses syncopes, il ne
dérangeait rien à sa toilette; et d'aucuns, qui l'avaient vu tomber avec grâce,
prétendaient que c'était encore une ruse de guerre.
Deux mois après, il fut conduit au pilori.
Comme pour les exécutions, on dressait un échafaud sur le grand carrefour ;
un poteau remplaçait la guillotine, et les condamnés restaient pendant une
heure exposés au-dessous d'un écriteau qui disait leurs noms et leurs mérites.
Ce jour-là, Frendzell avait revêtu une soutanelle de drap fin. Il donna le
spectacle à la foule et ceux qui le gardaient nous racontèrent, au retour,
qu'il avait prononcé un sermon éloquent sur la nécessité de la vertu. Cette
exhibition de condamnés a été abolie depuis lors ; mais la curiosité
mauvaise ou inconsciente peut encore se repaître en d'assez tristes tableaux ! Théobald Frendzell fut réintégré dans la
chambre des fers, où il resta jusqu’à son départ pour le bagne. »
J.-J.
J.
(1) Bibliothèque Universelle et Revue Suisse, Tome XXXII, Lausanne, 1903, pp.300-319.
(2) Pierre-Aimé Pinel, 30 ans, filassier, demeurant au village de Giverville (Eure). Marié depuis une dizaine d’années à Marie-Clotilde Cauvin, plus âgée que lui, qu’il n’aimait pas et avec laquelle il vivait en très mauvaise intelligence. Le 25 décembre 1836 on retrouva le corps de cette dernière, sur une mare gelée, couvert de contusions. L’autopsie démontra qu’elle avait été à la fois étranglée et noyée. De multiples preuves et des témoignages, notamment celui du jeune fils du couple qui déclara « c’est papa qui a tué maman »,attestèrent la culpabilité de Pinel. Il fut condamné à mort le 22 juillet 1837.
(3) L’auteur commet une légère erreur. En réalité l’exécution eut lieu un vendredi. Précisément le 15 septembre 1837, à midi, sur la place du grand carrefour d’Evreux. A noter que deux journaux de Rouen, Le Mémorial et L’Echo, avaient rapporté, sur la foi d’une information erronée, que l’exécution de Pinel s’était déroulée le 23 août, en soirée, à la lueur des flambeaux.
(4) Il fut arrêté au début du mois de décembre 1839.