« Le nôtre [bourreau], par une faveur insigne du sort, était particulièrement humain, réservé, de mœurs paisibles, bonhomme et même bonasse. Il portait, sans nulle fierté, la haute charge dont il était investi, et, bien loin de s’en prévaloir, dissimulait modestement à tous les yeux sa tranchante supériorité. Il frayait, comme un simple bourgeois, avec les gens de la ville, comptait nombre d’amis, avait ses réceptions de famille, ne dédaignait pas le mot pour rire, et se plaisait avec les enfants de son voisinage, qui, accoutumé à le voir, ne s’effarouchaient pas de sa présence […]
Bref, on l’estimait sincèrement, dans le quartier qu’il habitait, pour ses vertus privées, ses sentiments charitables, et les services de toutes sortes qu’il rendait aux pauvres gens ; si bien que, lorsqu’il tomba à son tour sous le coup de l’ordonnance royale qui supprima cet emploi, il fut pleuré par quelques âmes sensibles et presque regretté en ville.
[…] Sa tenue était irréprochable. Jamais un atome de poussière ne ternissait le brillant de ses habits. Il était journellement vêtu d’une longue lévite (2) brune qui tombait sur les talons et d’un gilet clair à ramages, à la mode du temps. Il portait invariablement un chapeau haut de forme. Sa chaussure reluisait comme un miroir. De grandes breloques d’or s’échappaient du gousset de son pantalon. Toute sa personne respirait un air de contentement, de dignité douce et d’honnêteté patriarcale. Avec cela, il était bien campé sur ses hanches, plutôt gras que maigre, joli garçon, et rose comme une pomme d’api, ayant juste l’embonpoint qui sied aux divinités terrestres. La physionomie de cet estimable maître de haute justice était restée profondément gravée dans ma mémoire. […]
Il était non seulement réputé, à cause de ses qualités professionnelles, la crème des bourreaux, mais il passait encore pour généreux et aumônier. Ses distributions de soupe aux pauvres et de médicaments aux malades n’étaient un mystère pour personne. […]
Les expositions avaient lieu sur la principale place du marché, à l’extrémité nord du trottoir des bâtiments de la Comédie, devant la maison Ménager, aujourd’hui démolie. Le condamné était hissé sur une table trapue et massive, surmontée d’un robuste poteau, contre lequel il se tenait debout et garrotté. A ce poteau était rivé le carcan de fer, où le criminel engageait son cou. Un écriteau placé en vue, affichait son nom et son crime. En bas, sur un brasier ardent, chauffait l’outil destiné à faire la marque. Sur la table, aux pieds du malheureux, se trouvait une sébile, dans laquelle les passants déposaient leur obole. Bien qu’il n’opérât pas toujours en personne, le maître n’était pas sans venir, de temps à autre, surveiller ses aides. Dans certaines circonstances, lorsque le coupable était de qualité, il donnait lui-même. Je le vis, un jour, travailler. Il était dix heures. La place était encombrée de monde. C’était au fort du marché. Il allait et venait devant le poteau, avec sa houppelande brune, son chapeau à haute forme, grave et pensif, les mains derrière le dos, - comme Napoléon à la veille d’Austerlitz, - attendant que l’heure de l’opération sonnât. Le moment venu, il se dépouilla lestement de sa lévite, posa son chapeau, retira du brasier l’outil chauffé à blanc et monta vivement sur l’estrade ; puis, d’un mouvement rapide, écartant la chemise du misérable de façon à mettre à nu l’épaule droite, il lui appliqua le fer sur les chairs palpitantes. Un cri perçant se fit entendre. Un jet de fumée s’éleva. Il y eut comme un remous et un murmure dans la foule. La plupart avaient détourné ou fermé les yeux. Quelques-uns pleuraient. La sébile s’emplit de sous. L’affreuse plaie, aux lettres TF, avait été pansée en un clin d’œil avec un tampon de graisse, et le vêtement ramené sur l’épaule flétrie. Toutes les circonstances de cette scène sont parfaitement présentes à mon esprit. Je les vois se succéder avec la rapidité vertigineuse d’un rêve. En moins d’une minute tout était consommé.
[ …] Nous avons dit qu’il distribuait des médicaments aux malades. Ces remèdes étaient de sa composition. Il avait une spécialité pour les maux d’yeux. Quantité de gens, dans des cas invétérés, s’étaient adressés à lui et bien trouvés du traitement qu’il leur avait fait suivre. On ne se vantait pas publiquement d’avoir recours à son ministère ; mais, en cachette, on disait merveille de ses onguents.
Le secret de la préparation était expliqué et commenté de façons différentes. Toujours est-il que la propriété essentielle de ces drogues tenait, disait-on, à la graisse humaine, aux restes des suppliciés, qui, après avoir bouilli dans je ne sais quelle affreuse chaudière, entraient dans la mixture pour une proportion connue du seul manipulateur. Son officine était en renom, sa clientèle nombreuse.
[…] La maison du bourreau était située au sommet de l’escalier des Quatre-Vingts, ainsi nommé à cause du nombre de ses marches, en contre-bas de la Barrussie, entre la maison d’arrêt et l’ancienne église de Saint-Pierre. Elle était proprette, avenante, et tranchait agréablement, par son air comme il faut, sur les masures voisines. La façade était blanche, les contrevents verts. […] Sur le devant de la maison, s’épanouissait un parterre fleuri. Le jardinet était séparé de la rue par un mur élevé, dans lequel était percée une porte cochère, de dimension assez vaste pour donner passage au sinistre mobilier, à la grande machine d’alors, bien plus compliquée que de nos jours, avec ses multiples accessoires, le tombereau, le couperet, la caisse, la panière de son, les outils de travail. Le jardin était bien tenu, orné de plantes et d’arbustes variés. Des oiseaux chantaient dans une volière. Quelques espaliers se voyaient çà et là dans l’enclos. Je me mis à en faire le tour […]. Etant arrivé dans ma promenade d’exploration, sur les derrières du bâtiment, je me trouvai, tout à coup, face à face avec la guillotine. Elle était remisée sous un hangar. Ses montants, couleur de sang, reposaient sur un plancher, qui les préservait soigneusement du contact humide du sol (3). Je désirais la rencontre ; j’aurais voulu ne pas l’avoir faite. Mon émotion fut grande. » (4).
Qui était ce bourreau si humain qu’Emile Fage a côtoyé durant sa jeunesse, sous les règnes de Charles X et Louis Philippe ? Il se nommait Jean Grosholtz et appartenait à une longue, très longue dynastie d’exécuteurs des hautes œuvres dont les premiers membres exerçaient déjà ce métier, en Suisse, au début du XVème siècle. Une branche de cette famille avait quitté Zurich pour s’installer en Alsace puis, vers 1670, en Lorraine. Ainsi, quand Jean Grosholtz naquit à Insming (Moselle), le 30 mars 1790, ses ancêtres – qui habitaient le village de Lutzelbourg – occupaient les fonctions de bourreaux de cette région depuis déjà plus d’un siècle.
La révolution puis le consulat installèrent des exécuteurs dans tous les départements français. C’est ainsi que Valentin Grosholtz, le père de Jean, fut nommé en Corrèze en 1804. Âgé de 47 ans, c’était un homme plutôt petit, aux cheveux noirs et aux yeux gris-bruns. Il mourut à Tulle, rue de la Beylie, le 20 juin 1825. Son second fils, Louis, lui avait succédé à ce poste en 1820.
Arrivé dans le Limousin avec ses parents, à l’âge de quatorze ans, Jean Grosholtz fit naturellement son apprentissage en aidant son père, s’initiant au maniement de la guillotine et des instruments de supplice. Dès 1809, il le secondait dans ses différentes activités. Quelques années plus tard, vers 1818, il fut nommé exécuteur en chef, à Tarbes. Mais il n’exerça que quelques années dans les Hautes-Pyrénées et permuta avec son frère, Louis, à qui il céda son poste en échange de celui de la Corrèze.
Nommé bourreau à Tulle, le 31 mars 1823, Jean Grosholtz occupa paisiblement ses fonctions jusqu’à leur suppression définitive en mars 1849. Sa longue carrière en Limousin ne fut pas particulièrement active. Les exécutions capitales étant assez rares, on comprend que notre exécuteur ait pu se consacrer davantage au jardinage et aux soins médicaux.
Il y eut cependant, dans le cours de sa carrière, un pénible incident qu’Emile Fage semble avoir ignoré. Le 22 septembre 1835, Jean Grosholtz avait été convoqué à Limoges avec Pierre-Jacques Nort, exécuteur de la Creuse, pour prêter main forte à Louis Hezely, leur collègue de la Haute-Vienne. Il s’agissait de procéder à une double exécution. Arrivé sur l’échafaud, le premier condamné, Pierre Gaudeix, voulut parler au public. Grosholtz et Nort le saisirent et le poussèrent rudement sur la bascule et, sans prendre le temps de l’y attacher, lui placèrent la tête dans la lunette en le tirant par les cheveux. Mais les violentes secousses reçues par la guillotine et la position précaire du supplicié contrarièrent le bon fonctionnement de la machine. Aussi, quand Hezely laissa tomber le couteau, celui-ci fut gêné dans sa course et ne parvint pas à décapiter Gaudeix. Frappé à la tête, ce dernier avait toutefois cessé de vivre. Le bourreau remonta la lame sanglante pour la faire retomber une seconde fois. Un long murmure s’éleva parmi les nombreux spectateurs qui assistaient à l’exécution. Ceux qui étaient placés près de l’échafaud constatèrent avec horreur qu’après cette seconde tentative une partie du menton était encore suspendue au tronc ! Le Parquet de Limoges rendit compte de l’incident au garde des sceaux. Appelés à s’expliquer, les trois exécuteurs tentèrent de se justifier en prétendant que les jumelles n’avaient pas été montées parfaitement d’aplomb et que, de ce fait, la bascule ne pouvait pas pivoter facilement ; en sorte qu’ils avaient été obligés de « basculer » le patient sans le sangler. En outre, selon eux, ce dernier avait le cou très court et avait opposé une grande résistance. Ces explications parurent insuffisantes aux autorités qui jugèrent que la guillotine était en parfait état de marche. D’ailleurs, Jean Meillat – le second condamné – qu’on avait eu soin d’attacher – avait été guillotiné quelques minutes plus tard, sans difficulté.
Après avoir examiné les différentes sanctions qu’il était possible de leur appliquer, soit en les révoquant purement et simplement, soit en leur retenant un trimestre de leur traitement, le ministère de la justice opta finalement pour la clémence, considérant « que ces individus, bannis à toujours de la société, n’ont que leurs gages pour faire vivre leur famille » (5).
Le 30 octobre 1835, Louis Hezely, qui portait la principale responsabilité de cette exécution, fut suspendu de ses fonctions, avec privation de traitement, pendant un mois et demi. Quant à Jean Grosholtz et Pierre-Jacques Nort, ils s’en tirèrent avec une sévère réprimande.
Bon père de famille, le bourreau de Tulle avait épousé Françoise Daydé, fille de Jean-Louis Daydé, bourreau de Tarbes. Elle mourut le 16 octobre 1841, à peine âgée de 46 ans, ayant donné naissance à sept enfants. Le premier, prénommé Nicolas, naquit à Tarbes le 7 mars 1819. Il fut d’abord adjoint de son père avant d’être nommé exécuteur à Bourg-en-Bresse puis à Limoges. Il s’éteignit en 1861, simple employé à la voirie. Le 14 mai 1845, il avait épousé à Tulle sa cousine germaine, Marie Dulaurent, fille de Raymond, ancien aide-exécuteur de Saint-Flour, et de Catherine Grosholtz. Outre un second fils, Jean-Valentin (né en 1832), Jean Grosholtz et Françoise Daydé eurent aussi cinq filles : Marguerite (1824), Marie-Anne-Marguerite (1825), Marguerite-Marie-Anne (1827) Marie-Christine (1829) et Marguerite (1838).
Jean Grosholtz mourut à Tulle le 17 février 1854, dans sa maison de la rue du fort Saint-Pierre, âgé de soixante-quatre ans.
J.-J. J.
(1) Emile Fage (1822-1906), juriste et littérateur, collaborateur de l’Indicateur Corrézien et fondateur de La revue du Limousin.
(2) Longue redingote d’homme.
(3) Vers 1853, la guillotine de Tulle fut transportée à Limoges pour y remplacer celle de la Haute-Vienne, devenue inutilisable. On la fit réparer en utilisant des pièces provenant de celle de Guéret amenée par le roulage.
(4) Emile Fage, Souvenirs d’enfance et de jeunesse suivi de Le bourreau de Tulle, Tulle, Éditions de la rue Mémoire, 2001, pp.183-187. Réédition d’un ouvrage paru en 1901 et tiré à seulement soixante exemplaires.
(5) Archives Nationales, BB/18/1374, pièce 399.
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