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Dans son ouvrage La vie arabe, publié en 1856, Félix Mornand raconte dans quelles circonstances il a découvert et pu observer la première guillotine destinée à l’Algérie. Témoignage riche d’informations. Aucune indication n’est donnée quant à l’année où cette machine fut construite. Probablement en 1842.« Il y a déjà des années, ayant alors l'honneur d'être attaché à la Direction des Affaires d'Afrique, je reçus, avec plusieurs de mes collègues, l'invitation d'assister à une expérience — administrative, — si l'on veut, mais sans précédent, à coup sûr, dans les fastes bureaucratiques. Il s'agissait de pourvoir l'Algérie d'une de ces machines expéditives qu'inventa un médecin philanthrope, et qui, en simplifiant le rôle du bourreau, abrègent celui du patient. La colonie avait semblé mûre pour cet emblème et ce produit d'une civilisation parfaite : en conséquence, et puisqu'il faut l'appeler par son nom, on avait commandé une guillotine à M. Henri Sanson, deuxième du nom, fils "du célèbre", et remplissant alors lui-même les fonctions d'exécuteur, c'est-à-dire, et pour employer sa doucereuse périphrase, de "constructeur, — entrepreneur des bois de justice".
La machine faite, il restait à s'entendre avec le fournisseur sur le mode de livraison, à s'assurer qu'elle était bien et dûment conditionnée, solidement constituée et en mesure de fournir un bon et durable service, ces sortes d'ouvrages ne pouvant souffrir la médiocrité, par des raisons que le lecteur me dispensera de déduire.
La "machine" nous attendait toute montée, dans l'atelier de M. Sanson, situé au bord du Canal *, prés de l'entrepôt des douanes, et ses deux bras (nommés "jumelles" en style du métier), se dressant au-dessus du mur de l'enclos, avaient attiré devant la porte de l'atelier une grande foule qu'il nous fallut fendre, et qui, en nous voyant passer, se demandait avec stupeur ce qu'allaient chercher là des gens de mine honnête, et lequel de ces beaux messieurs allait se faire guillotiner clandestinement. Nous fûmes reçus très-poliment par le propriétaire du lieu, - dans son salon de réception, - c'est-à-dire sur l'échafaud. M. Sanson, homme de manières convenables et d'une figure douce, était entouré de plusieurs gentlemen des plus distingués par leur mise : c'étaient ses "aides", mal à propos nommés "valets" par le vulgaire, et plus injustement encore flétris d'un dicton fort connu; car je déclare avoir trouvé chez ces messieurs une parfaite urbanité et des empressements courtois, dont je ne doute pas qu'ils ne fassent profiter les criminels "temporairement" confiés à leurs soins. L'un d'eux nous fit même observer avec une suavité de sourire et un à-propos remarquables « qu'il était bon d'avoir des amis partout; » car, «dans la vie, ajouta-t-il, qui sait ce qui peut arriver ? »
Je reviens à l'invention de Guillotin. M. Sanson nous fit observer curieusement chaque détail de la machine, et les jumelles, et les poteaux, et la bascule, et le couteau, chef-d'œuvre de serrurerie, masse effroyable de plus de trente kilogrammes, acquérant par la vitesse de sa chute, en vertu de la loi du carré des distances, un poids presque incalculable. Tout était bien établi, bien soigneusement peint en rouge, pour que le sang n'y parût pas, comme sur la pourpre, et surtout, ce qui est l'essentiel, construit en vieux chêne, en chêne de vingt ans, dont MM. de Paris ont toujours ample provision chez eux pour les occasions semblables. Le chêne nouveau joue, comme tout ce qui est jeune, et c'est non-seulement un défaut capital, mais il est arrivé fort souvent que d'horribles tragédies s'en sont suivies. A telles constructions il faut donc de vieux chêne pour matériaux. […]
Cette expertise faite, il restait une dernière et plus décisive épreuve, celle du fonctionnement de la machine même. Il y a pour cela des épreuves pratiques et consacrées par l'habitude. D'abord on introduit dans le fatal guichet des bottes de paille très-serrées, présentant à peu près le "volume d'usage". Si elles sont coupées nettement, on peut être certain que... Puis, si l'on veut pousser plus loin l'expérience (ce qui eut lieu en notre honneur), on présente au biseau homicide un malheureux mouton vivant, innocent des crimes humains, un agneau sans tache, dont le col, garni d'une épaisse toison, n'en est pas moins tranché avec une précision effrayante par le fer tombant comme la foudre, et comme elle grondant avec un bruit sinistre, qu'une fois perçu, l'oreille, fût-ce au bout d'un siècle, discernerait entre dix mille.
Ce simulacre de tragédie, cette répétition d'une pièce dont l'acteur principal ne joue jamais qu'une fois, ne laissèrent pas de nous causer certain petit frisson à tous. La machine, vue et approuvée, fut expédiée pour Alger. »
* Les bois de justice étaient conservés, vers cette époque, dans une remise située près du canal Saint-Martin. Par la suite, Sanson a installé la guillotine dans une autre remise sise au 83 de la rue du faubourg Saint-Jacques.
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