Un ouvrage du magistrat Eugène Mouton (1), depuis longtemps tombé dans l’oubli, consacre une page au bourreau de Draguignan (2). Elle permet de découvrir un exécuteur de province comme on pouvait encore en croiser au milieu du XIXe siècle. Nous aurons encore l’occasion de revenir sur les bourreaux de cette ville et sur sa curieuse guillotine à roulettes.
« M. Alexandre, qui n'avait accepté Draguignan qu'en attendant mieux, était en congé à Paris lorsque m'arriva une affaire d'une rare espèce : il s'agissait d'une plainte en violence et voies de fait. Le plaignant était un marchand de médailles et de chapelets, ce qui n'avait, il est vrai, rien de particulièrement saisissant, mais pour inculpé nous avions le bourreau.
En ce temps-là, chaque département avait son bourreau attitré et résidant au chef-lieu judiciaire. Celui de Draguignan, roux, trapu, grossier, était logé sur un rocher abrupt dressé au centre de la ville, surmonté d'une tour carrée avec un grand beffroi en ferronnerie de la Renaissance. II demeurait dans la tour avec sa femme et ses enfants, et la guillotine était remisée dans un hangar. Par deux rainures, on la faisait glisser jusqu'au milieu de la plate-forme, l'exécution se faisait là, après quoi on n'avait qu'à repousser la guillotine dans son hangar, comme une bête carnassière dans sa cage.
Le bourreau venait chaque trimestre me faire apostiller son mandat de traitement, et une fois qu'il avait eu à prendre un congé, il me demanda une autorisation; j'appris alors que, par un usage immémorial, les bourreaux avaient le droit, quand ils prenaient un passeport, d'y être désignés, au lieu de leur profession infamante, par la qualification d'écuyer. A force de l'avoir porté pendant des siècles, ce privilège qu'on leur avait conféré à la fois pour les absoudre de leurs sanglantes fonctions et les consoler de leur sort misérable, ils en étaient venus à s'en targuer comme d'une noblesse, et le nom de bourreau, que le code pénal lui-même avait rayé depuis longtemps, était pour eux une injure sanglante, c'est le mot.
Donc notre "exécuteur des arrêts de la justice criminelle", puisque tel est le titre légal, se trouvant au marché de Draguignan, s'était pris de querelle avec un marchand de médailles et de chapelets. Celui-ci l'avait appelé bourreau, et sur ce mot, l'exécuteur avait piétiné l'étalage et bousculé le marchand, qui demandait justice.
En tout autre cas, il n'y avait pas l'ombre d'une difficulté : mais voyez-vous le bourreau on police correctionnelle ? Qu'aurait pu dire en sa faveur le plus roué des avocats ? Mais quelle circonstance atténuante ! Etre bourreau, et quand on en est réduit pour vivre à boire du sang, avoir encore à compter avec le code pénal ! C'était une horreur, et je ne doute pas que tout le monde l'aurait senti comme moi.
Je ne le poursuivis pas, je lui fis payer au marchand les dégâts qu'il avait faits, et je le grondai. Je faisais là un acte injuste, mais je n'ai jamais vu plus clairement combien il y a des sentiments qui n'ont pas de place possible dans le texte de la loi, et sans lesquels la justice ne serait qu'une machine aveugle ! "
(1) Eugène Mouton, Un demi-siècle de vie, 1848-1901, Paris Ch. Delagrave, 1901, pp.25-26. Eugène Mouton est né à Marseille le 13 avril 1823 et décédé à Paris le 8 juin 1902. Il était substitut à Draguignan en 1848 et procureur à Rodez vingt ans après. Dans cette ville, il a composé un volumineux traité sur « Les lois pénales de la France en toutes matières » (1868). Après avoir démissionné de la magistrature, il s’adonna à la littérature humoristique et fantastique.
(2) Cet épisode n’est pas daté avec précision. Vers 1848-1849, l’exécuteur de Draguignan était un membre de la famille Bornacini, Laurent ou Vincent.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire